Je crois qu’il est rare de mêler si finement la difficulté de mettre en mots, d’écrire un roman, et la quête si touchante du personnage principal, un journaliste esseulé, marqué par l’assassinat d’une jeune fille, Anaïs, et hanté par la mort de son amante, Nathalie.
La première quête, qui innerve la seconde, et réciproquement, me rebute souvent quand elle se suffit à elle seule dans les narrations contemporaines ou héritées des littératures excessivement réflexives de la moitié du XXe siècle. La seconde aurait pu être plaintive mais elle est si traversée d’autres plaintes et nostalgies, d’autres errances de la parole, d’autres bégaiements, à l’image du grand Mao trop maladroit pour tenir son enfant, que paradoxalement elle tient de l’épure.
A mesure que je lisais ce texte, comme une poésie dans la poix de cette ville d’âmes grises, j’ai repensé à Langlois, l’enquêteur perdu, qui fait siens les témoignages des autres, dans Un roi sans divertissement de Giono. J’ai pensé aussi au journaliste terrassé par la question du pourquoi dans les polars, si peu poétiques au premier abord, de David Peace. Les heures passées dans les caves par les petits camarades de la mère d’Anaïs, la quête des lézardes et des fêlures, la peur de l’inconnu — qui se présente sous les traits d’un grand blond presque enfantin avec son harmonica, déjà lazaréen, dans le sens que lui a donné Jean Cayrol — m’ont rappelé, et on en sourira peut-être, les aventures que je lisais dans ma toute jeunesse, Club des cinq, quêtes de trésors et de sucreries qui préparaient déjà les quêtes plus adultes lorsque l’on comprend que l’imaginaire n’est pas hors du monde. Et c’est cet imaginaire-là, des années perdues, des amantes et des filles perdues, qui rend aussi ce récit si tragique, dans son sens le plus ancien. Je crois me souvenir que sont évoqués à un moment les masques des personnages de théâtre, les personae. Les voix des vivants, endeuillées, se font l’écho des voix des morts, les incarnent littéralement — c’est sans doute un des mystères caché dans l’écriture, que ce désir d’incarnation par la simple parole. J’ai repensé aux « mères en deuil », si belles pour Nicole Loraux car elles ne sont pas qu’hystériques : elles effraient par l’intensité de leur mémoire et restent incompréhensibles pour les hommes, le journaliste endeuillé y compris, elles sont dans les gravières, dans les ornières, on ne peut les en sortir sans les briser. Il y a du choeur tragique dans les monologues, presque tirades quand elles sont perçantes, d’Anaïs ou de sa mère. Et la grande absente, celle à qui n’est jamais donnée la parole, Nathalie, se tient elle aussi, comme l’écriture, dans l’entre-deux de la présence, par son souvenir, et de l’absence, car ses doubles imparfaits, dont fait partie Anaïs, qui semble répéter l’histoire de sa mère, ne peuvent jamais être des reflets exacts.
Que l’on écrive encore des récits si ciselés, de telles noix d’or, me console de ceux qui affirment ne plus vouloir accorder de crédit à la littérature contemporaine.
Lionel-Édouard Martin, Anaïs ou les Gravières, Le Sonneur, 2011