Aux origines de l’aquarium vert…

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… Il y a Avrom Sutzkever (1913-2010), poète de langue yiddish originaire de Lituanie, rescapé de l’extermination des Juifs d’Europe et grand témoin appelé au procès de Nuremberg. Il imaginait dans un de ses textes, « Aquarium vert » (1953-1954), un monde fantasmatique où se côtoieraient, sans jamais se rejoindre tout à fait, les vivants et les morts, noyés dans une « terre changée en aquarium vert ». Si l’aquarium éclate et les morts s’évanouissent au sortir de cette hallucination, la prose, elle, sait poursuivre la rêverie presque indépendammment du poète. Les mots dictent au rêveur une cadence dangereuse, mime parfait d’un vécu désordonné :

— Traverse l’espace des mots comme un champ de mines ! Un seul faux pas, un seul faux mouvement, et tous les mots que tu as enfilés sur tes veines, ta vie durant, seront déchiquetés et toi avec. —
Voilà ce que me murmurait mon ombre fidèle, une nuit que nous traversions tous deux, aveuglés par des projecteurs-moulins à vent, un champ de mines ensanglanté, et que chacun de mes pas, vers la vie ou vers la mort, lacérait mon coeur comme un clou lacérerait un violon.

L’oeuvre poétique en vers et en prose de Sutzkever est en effet marquée par une Catastrophe collective et intime dont le poète tente de s’abstraire par l’évocation d’une enfance et d’une nature sibériennes, âge révolu qui insiste d’autant plus tragiquement sur la rupture causée par la Shoah. Celle-ci est relue selon les signes menaçants déjà présents dans un avant bien plus rêvé que fidèle au vécu du poète :

Rire des sous-bois

Forêt que je connais, maison de fous pour arbres
Enfermés dans les bois. La clé chez le gardien.
Ils hurlent, s’arrachant les oiseaux de la tête,
Pendant l’orage, ils boivent le vin des éclairs.

Par leurs verts corridors, verts de l’éveil du cuivre,
Se promènent les jours. Ils viennent un par un
En chemise blanche et par les mêmes corridors
Disparaissent, taches bouillonnantes sur la blancheur.

Chaque arbre est prison en prison. Mais les racines
Courent avec le rire moussu des sous-bois,
Fouillant, cherchant, palpant des ossements, des crânes,
Pour que se vrille en eux la folie de la vie.

La poésie de Sutzkever est en cela moins testimoniale que testamentaire. Fragments d’un passé décristallisé et d’un présent dessillant, les poèmes s’écrivent nécessairement dans cet entre-deux que permet l’ellipse, manière la plus délicate de suggérer le chagrin.

Ainsi de cette évocation douloureuse mais tendre de la mort de la mère dans un poème daté de juillet 1943 et écrit au ghetto de Vilnius :

Sur la chaussée du ghetto en bringuebalant
Est passée une charrette remplie de chaussures
Encore chaude des pieds qui les avaient portées
Cadeau effroyable des exterminés et j’ai
Reconnu de ma mère la chaussure éculée
A la bouche béante ourlée de lèvres ensanglantées.

Courant derrière le convoi j’ai crié
Je veux être offrande à ton amour
Tomber à genoux et baiser
La poussière de ta chaussure frémissante
Et la sacrer phylactère sur mon front
En prononçant ton nom
Toutes les chaussures dans le brouillard des larmes
Sont devenues chaussures de ma mère.
Et ma main tendue est retombée inerte
Se refermant comme sur le vide du rêve.
Depuis ma conscience est une chaussure tordue.

Inspiré par une vision d’horreur — la charrette bringuebalant des chaussures, c’est-à-dire des morts en absence —, ce magnifique poème dit quelque chose de l’art de Sutzkever : il place l’espérance dans ce qui fut simple accessoire, dans ce qui n’était alors qu’usage. La chaussure porte sur elle la souffrance de la mère, son sang, mais aussi une sensibilité qui la hisse au-dessus de la réification qui la menace — qui menace toute victime. Le poète a la charge d’écrire l’adieu à la mère comme s’il lui adressait une prière, en faisant d’une simple chaussure l’attribut de toute victime juive dépossédée d’elle-même et en se concentrant sur un menu symbole, « chaussure éculée » élevée au rang de relique. La force messianique des poèmes de Sutzkever réside dans cette foi en un ersatz de beauté caché dans ce que l’on a voulu rendre laid et désingulariser.
Si le génocide participe d’un désir d’effacer toute trace d’un peuple après en avoir perversement nié les singularités et contradictions, Sutzkever lui oppose un mouvement inverse, celui de porter une attention renouvelée aux insignes de la Catastrophe, poussières, cendres peut-être, déposées sur une chaussure, gouttes de sang la maculant, odeur de la mère l’imprégnant encore. Regarder une dernière fois la chaussure que portait la mère, la scruter comme s’il le faisait avec une loupe, c’est pour Sutzkever redonner une dignité à sa mère ainsi qu’à toute victime ramenée à une pièce de bétail tout juste bonne à être transportée en charrette jusqu’aux fosses communes à ciel ouvert. C’est permettre aussi au fils d’entreprendre le nécessaire travail de deuil, poursuivi ensuite en poésie, dans une douleur faite forme et métonymie de toute déchirure dans l’humanité. Le poème s’achève sur la séparation irrémédiable d’avec la mère, et dont atteste cette main ne retenant rien, jumelle de la main d’Orphée ne pouvant étreindre la femme aimée déjà partie dans l’autre monde. Après un dernier regard compatissant sur la mère absente, le poète la quitte en l’intégrant à sa conscience, c’est-à-dire d’abord à sa mémoire, devenue « chaussure tordue ».
La poésie de Sutzkever s’écrit alors comme tissée de cette vie morcelée par les pertes, dernière sépulture à ceux qui n’en auront jamais. La fragile beauté de ses oeuvres en vers et en prose tient autant du désir de repeupler de blanches plaines d’Europe Centrale que de la nécessité de recréer un rythme accordé au monde d’hier, là où « gîtent les étoiles ».

Ce blog littéraire est à penser comme le rassemblement de ces étoiles polaires, voix tues ou trop faibles, trop singulières pour être perçues dans le bruit assourdissant de notre temps.

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