Le Caillou de lune, récit de terreurs et de joies enfantines redécouvert cette année à l’occasion de plusieurs manifestations autour du sort des enfants pendant la Shoah, est une stupéfiante recréation du monde de l’enfance et de la langue d’une enfant de cinq ans (plus ou moins Ettel Hannah elle-même, en réalité un pseudonyme de l’auteur formé de ses deux autres prénoms). Après le passage plein d’angoisse en zone (faussement) libre, moment où la petite Sabine s’imagine devenir un caillou dur et froid pour réprimer ses pleurs et ne fait que crier et courir en tout sens lorsque le signal est donné de franchir la barrière, c’est la survie d’une famille juive dans un village près de Lyon que nous conte Ettel Hannah. Pèsent sur tout le récit la menace de la rafle et la conscience de plus en plus forte de devoir peut-être mourir parce qu’on est juif même si on est une petite rousse, le visage couvert de taches de rousseur pour Sabine, ou un « schön » enfant blond comme son frère Raoul, aux dires des soldats allemands entrant un jour dans l’épicerie du village.
Si j’ai d’abord été surprise par la langue d’une naïveté désarmante de l’enfant, j’ai ensuite été très vite saisie par la maturité chaque jour croissante de Sabine et de son frère, grandis trop vite. Sabine comprend intuitivement que ce qui leur est reproché, à elle, à ses parents et à ses deux frères (le plus petit est né peu après l’arrivée en zone libre), c’est leur judéité dont, pourtant, ne lui avaient jamais parlé ses parents. La perception enfantine se nourrit alors de chuchotements entre adultes, de « mensonges de sécurité », de vexations à l’école quand l’enfant n’a pas de casse-croûtes comme les autres et porte des robes trop courtes, de pleurs étouffés pour l’enfant mais souvent hystériques chez la mère qui perd un de ses frères et apprend que sa mère est à Drancy…
Alors, pour Sabine et Raoul, autant frère et soeur qu’amis, dormant ensemble pour éviter les cauchemars, deux des refuges possibles sont l’imaginaire et la transposition du réel en conte : le deuxième frère est prénommé Roland en souvenir de la Chanson de Roland que les enfants rejouent à leur manière dans leur chambre ; les enfants inventent en silence chacun de leur côté des histoires à l’école qu’ils se raconteront le soir, en demandent d’autres à leur père sur ces « anciens temps » de légende qu’ils n’ont pas connus ; et c’est encore ce père d’une douceur incroyable qui leur fabrique un téléphérique et un jeu d’échecs en carton, pièces comprises. Et si on leur interdit de trop admirer les soldats allemands bien habillés et de jouer les soldats (non, de les copier, rectifie Raoul), ils n’ont pourtant pour un temps que cette résistance par le jeu pour noyer leur ennui et croire encore qu’ils retrouveront leur ville natale, Bordeaux, et leur chère grand-mère hongroise, O-Mama, à qui la petite fille envoie un dessin de jonquilles joint à une lettre restée sans réponse.
Mais les enfants ont bien compris que leurs propres jeux n’étaient pas un déni de la réalité : après quelques jours passés chez des étrangers à la campagne, ils comprennent tout de suite que durant ce séjour leurs parents et leur petit-frère ont été raflés : « Il y avait quand même Nénette, qu’ils n’ont pas raflée. Elle a accouru vers nous. Elle est restée fidèle. » Nénette c’est l’oie qui était devenue l’animal de compagnie du père aimant. Le récit s’achève sur la découverte d’une maison vide d’individus, surpris dans leur vie quotidienne au moment de la rafle, sur l’absence de pleurs chez les enfants, sur une poussée d’urticaire pour Sabine, un bégaiement naissant chez Raoul, et surtout, sur l’attente pesante de retrouvailles incertaines.
Ettel Hannah, Le Caillou de lune, éd. Michalon, 2003