Il y a exactement un an je m’étais plongée dans la correspondance entre Paul Celan et Ingeborg Bachmann : quelle beauté ! J’en étais sortie réellement émue, et désespérée aussi d’y lire un amour si brûlant et inévitablement douloureux lier ces deux êtres. Désespérée aussi au point de me dire qu’il ne sera peut-être jamais possible d’écrire encore de si beaux mots d’amour lorsque cet amour même est devenu une épreuve. Ces deux poètes n’avaient pas besoin d’étaler leurs souvenirs, mais ils devaient, simplement, ne pas oublier ce qui avait eu lieu, même le plus terrible (l’injonction est constante chez Celan, dure même, il peut être impitoyable avec Ingeborg).
En plus de leurs poèmes insérés dans les lettres et tissant souterrainement des liens entre leurs poétiques singulières, seules quelques notations légères disent leur « temps du coeur », par exemple pour Celan : « Es-tu loin ou es-tu proche, Ingeborg ? Dis-le-moi, pour que je sache si tu fermes les yeux quand maintenant je t’embrasse » ou pour Bachmann, malmenée injustement par Celan, accablé par l’affaire Goll et le retour des « profanateurs de tombes » comme il dit, miné de l’intérieur plus que de l’extérieur : « C’est si calme ici. Une demi-heure est passée depuis la première phrase, et l’automne passé fait irruption dans cet automne. »
J’ai été frappée de voir que cette correspondance, plus encore qu’une tentative inaboutie de prolonger l’amour par le verbe, était pour eux un espace de reviviscence d’une langue ailleurs desséchée et soumise au quotidien et, pire, aux bassesses de certains critiques insufflant l’idéologie la plus abjecte dans l’autonomie du discours poétique. Ainsi à propos de la Todesfuge réduite par un critique à un « exercice contrapuntique sur du papier à musique ou sur des touches muettes — de la musique pour les yeux, des partitions optiques qui n’accouchent que partiellement d’un son. Ce n’est que rarement dans ces poèmes que le son est développé au point d’assumer une fonction sémantique », bref réduite à du vide agité par un auteur qui aurait pris beaucoup de libertés vis-à-vis de la langue allemande car « cela doit tenir à son origine ». Celan rappelle au contraire à Bachmann que sa Todesfuge « est aussi pour moi ceci : une épitaphe et une tombe. Celui qui écrit ça sur la Todesfuge, ce que Blöcker a écrit à son sujet, celui-là profane les tombes. Ma mère, elle aussi, n’a que cette tombe. » Mère perdue à laquelle il s’adresse, désespéré, dans un poème tardif, « Pois de loup » en 1959, où il écrit entre autres : « Mère, / mère, de qui / ai-je serré la main / lorsque j’allais / avec tes mots en / Allemagne ? ». Ce que les Claire Goll n’ont pas compris, et ne pouvaient comprendre, c’était bien la teneur affective et éthique à l’origine de chaque poème de Celan. Et ce dont témoigne cette correspondance de poètes, c’est aussi de cette importance du dialogue — même chargé de malentendus et de douloureuses attentes — comme autre espace de la poésie, comme laboratoire peut-être d’une poétique à venir, chacun liant fermement l’amour à une langue allemande repensée, oblique, renouvelée, babélique.
J’ai aussi été beaucoup touchée par un autre dialogue, celui tissé entre Bachmann et Gisèle Celan-Lestrange, l’épouse de Celan, une femme d’une grande sensibilité, m’a-t-il semblé. La lettre qu’elle envoie à Ingeborg après qu’elle a appris le suicide de son mari m’a bouleversée : « […] Dans la nuit de dimanche à lundi 19/20 avril, il a quitté son domicile pour ne plus jamais revenir. J’ai passé quinze jours à le chercher partout, je n’avais aucun espoir de le retrouver vivant. C’est le premier mai que la police l’a retrouvé, quinze jours donc presque après son geste terrible. Je ne l’ai su que le 4 mai —. Paul s’est jeté dans la Seine. Il a choisi la mort la plus anonyme et la plus solitaire. Que puis-je d’autres, Ingeborg. Je n’ai pas su l’aider comme je l’aurais voulu. Eric [Celan, son fils] va avoir quinze ans le mois prochain. Je vous embrasse, Gisèle Celan. »
Si elle est grande et belle, la poésie ne touche pas, n’éprouve pas seulement le poète qui la forge, mais aussi tout son entourage qui lie alors — et ces lettres en sont le plus bel exemple — la poésie à la vie (et à la mort). En lisant cette correspondance, j’ai parfois eu l’impression, tout autant agréable que gênante, de faire partie moi aussi de cet entourage, de m’installer parmi ces êtres disparus aujourd’hui, jusqu’à briser cette fragile intimité qu’ils avaient créée avec des mots connus de tous mais chargés avec eux d’une autre tonalité, d’une autre pulsation accordée à leur « temps du coeur ».
Paul Celan et Ingeborg Bachmann, Le Temps du coeur. Correspondance (trad. B. Badiou), Le Seuil, coll. Librairie du XXe et du XXIe siècles, 2011