Le Tremblement. Haïti, 12 janvier 2010 de Lionel-Édouard Martin

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Lectrice régulière de récits et d’œuvres-témoignages sur les violences extrêmes, j’étais curieuse de voir comment Lionel-Édouard Martin, si attentif à la littérature comme jeu, allait dire le réel le plus pesant, le plus écrasant même, celui qui s’impose lors d’une catastrophe naturelle, de celles, inattendues, qui détermine un autre temps et une nécessaire rupture.

Le Tremblement. Haïti, 12 janvier 2010 est une œuvre de survivance rendue fragile par l’ampleur de la destruction soudaine. Bien sûr moins stylistiquement abouti que les autres « romans » et poésies de l’auteur, ce récit est pourtant la première recherche d’une langue de l’après-12 janvier 2010. Car si le séisme reconfigure l’espace et le temps — temps démesurément étale lors de la secousse —, il met également en suspens, me semble-t-il, une façon d’écrire, celle de l’avant, quand les menus accidents du quotidien n’affectaient pas la tessiture de la voix. Ici au contraire la voix se tait, ou boitille, ne sait comment se maintenir, craint l’indécence.

Le narrateur, Martin lui-même, ne semble savoir comment se soustraire aux banalités qui étouffent son angoisse. Miraculeusement épargné avec d’autres qui séjournaient dans un luxueux hôtel, il passe les premières heures suivant la catastrophe à tenter de restaurer avec les « Etonnants voyageurs » une communauté de l’avant en discutant encore de littérature, des mérites des rhums des Antilles, en se déchargeant comme il peut de ses inquiétudes. Ce regard sur une catastrophe qui n’est jamais décrite frontalement puisque décalée, presque hors du temps, n’a pas été sans me gêner au départ. Je comprenais mal cette insistance sur les biens matériels, sur les petits canapés, nourriture substantielle, miraculée elle aussi, que n’avaient peut-être même jamais goûtés certaines des centaines de milliers de victimes du séisme. Je me révoltais presque contre l’image de cette bouteille de rhum restée intacte au milieu des décombres et comparée à une petite fille rescapée du tremblement. Je souhaitais que tout ce luxe disparaisse et que se substitue à cette bouteille le vrai corps d’une enfant et qu’y coule, fluide et vif, le sang des vivants. Mais ce que je poussais c’était le cri d’une lectrice impuissante à ce qui lui était suggéré. La catastrophe ne pouvait être vue que dans le décalage, dans l’injustice qu’elle produit et les miracles qu’elle fait naître. Il n’y avait que de l’arbitraire, et Martin devait l’exprimer avec toute sa sincérité, même la plus dérangeante, et tout son chagrin. Il y a sans doute un peu d’ironie tragique dans la façon dont l’auteur se décrit, agrippé à ses possessions, pressé comme les autres à trouver du réseau, à sauver les apparences, à savoir que, quoi qu’il fasse ou dise, il ne fera pas revenir les disparus.

C’est que l’homme au cœur de la catastrophe redevient bête, primitif et se retient en vain à ce qui lui donne encore l’impression d’être homme, moderne si possible, civilisé du moins, et connecté à une terre qui n’est plus que virtuelle — informatique, si les fragiles liens n’ont pas été engloutis par le magma. Pour ces écrivains rassemblés à l’hôtel Karibé, en revenir à l’ossature d’un roman, aux première et dernière phrases de Salammbô, à ce qui fait qu’un roman doit être chair et refus du simple squelette, c’est retrouver ce qui fait défaut dans l’inédit présent de la catastrophe : ce besoin de fondations, de muscles supportant l’effort — ces muscles qui devaient forcément finir par manquer au père protégeant sa fille sous les décombres lorsqu’il les repoussait de tout son poids d’homme dérisoire.

Ainsi le récit de Martin est-il chant pour contrer la menace d’engloutissement, celle, terrible, œuvrée par la terre avalant les vivants et celle, métaphorique, amputant le témoin-survivant de sa seule béquille, la langue, devenue muette après le désastre. La temporalité initiée par la catastrophe, étirant le temps, le fracturant, le bousculant à l’image des plaques tectoniques se rencontrant en certains points d’une terre raboteuse, et le temps de l’écriture, certes lent, laborieux mais toujours rendu au doux silence, s’affrontent, se disjoignent, créent des heurts dans le récit. Écrit dans l’urgence, en quelques semaines à peine, Le Tremblement est de ces textes qui ne peuvent relever de l’écriture impassible : il est nécessairement chargé du silence faisant suite à la ruine, un silence lourd fait d’angoisses et de recueillement — alors même que les morts sont encore sans sépulture. Récit d’attente, forcément déceptif par l’espoir miné dès la première secousse, Le Tremblement porte la même menace et la même impatience fiévreuse que les textes, tout littéraires ceux-là, des Gracq, Buzzati, Coetzee… Mais il ne se joue pas du suspense : il s’écrit dans l’entre-deux délicat des premiers soubresauts du désastre et d’un après hypothétique.
L’écriture en est forcément bouleversée — littéralement —, hésitant entre le récit limpide des circonstances et l’effort pour repoétiser le monde en ruines. J’ai ainsi repensé à cette curieuse attention pour l’objet resté intact. Dans ces lignes, qui m’ont rappelé Étude de l’objet du très grand Zbigniew Herbert, loin des dissections un peu trop froides d’un Ponge, Martin porte son attention sur les traces encore tangibles d’un avant, nostalgie d’un temps où chaque objet avait un usage, était destiné à un être sachant relier les mondes du vivant et du figé. Si l’expression n’était pas quelque peu déplacée, je verrais dans les descriptions de bouteilles, d’œufs durs encore tendus vers le ciel, de plâtres fossilisés tombant avec le nécessaire de toilette dans une vasque faite ventre, des natures mortes. Quand la dévastation ne peut pas être dite, est trop énorme pour être audible, le poète se ressaisit d’un essentiel dont il ne savait plus s’émerveiller. Ces fragments d’un monde mis brutalement à sac forment déjà le terreau d’un possible relèvement. Et ce relèvement, on le sait, passera aussi par le langage, lequel n’est pas à laisser au sensationnel, au journalisme putassier, à l’inutile reportage. L’écriture chez Martin forme le dernier tesson ressoudant un monde morcelé et une parole émiettée par le brutal assourdissement.

Si un récit de survivant est toujours au fond le récit d’une impuissance, il ne figure pas moins une beauté toute bouleversante, celle d’une lumière qui tremblote encore. L’impuissance devient incompréhension de celui qui a survécu aux dépens peut-être d’autres, moins chanceux. Dans un tout autre contexte, Primo Levi parla à la fin de sa vie de la honte du survivant et presque de la vanité du témoin encore en vie, le seul véritable témoin étant peut-être celui qui n’en est pas revenu. Martin prolonge sans en avoir conscience cette défaite du récit — non pas défaite de ce récit-là mais de tout récit cherchant à dire la catastrophe pour mieux la dominer et en transmettre l’hypothétique sens.

Mais la défaite n’exclut pas, je crois, une forme d’espérance, nichée dans quelques lueurs d’humanité (solidarités spontanées, attachements à celles et ceux que l’on ignorait hier encore), dans ces hommages de Haïtiens chantant et ré-enchantant leur monde meurtri (ainsi de ces défilés sacrés de vivants hantés par la mort mais cherchant sans relâche à repeupler leur maigre cortège). Et cette espérance se retrouve bien sûr dans un récit qui se conçoit d’abord comme un cénotaphe discret d’où se fait entendre — malgré tout — l’inflexion d’un poète et de son chœur tragique, formé de ces beaux chants de vie traversés de requiem, incarnés par les voix chaudes d’une grand-mère et de son petit-fils haïtiens ou, on l’imagine, d’une « jolie petite fille noire, avec des tresses et des rubans colorés dans les cheveux ».

Lionel-Édouard Martin, Le Tremblement. Haïti, 12 janvier 2010, Arléa, 2010

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