Voyage en Arménie d’Ossip Mandelstam

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Voyage en Arménie est un texte fabuleux qui tient plus de la rêverie impressionniste que du carnet de voyage.
Ne lisant pas le russe, je ne sais si la traduction d’André du Bouchet a donné un surcroît de poésie à la prose de Mandelstam. Mais celle-ci tient bien de la « cristallographie » qu’analysait déjà le poète dans son Entretien sur Dante. On croit naïvement que le poète décrira par petites touches chaque lieu qu’il a traversé, de l’île de Sevan à l’Alaguez. En réalité, les images que Mandelstam tire de ces pérégrinations donnent à son Arménie une teinte surréelle qui nous la tient éloignée aussi bien dans l’espace que dans sa stricte géographie. Terre aride, où se côtoient des figures burinées de philologues, d’innombrables enfants, d’étranges naturalistes rappelant au poète le souvenir de Lamarck, l’Arménie est aussi une terre de couleurs. S’il est étonnant de trouver dans ce texte des allusions à des peintres français, la surprise est moins grande une fois saisie l’innutrition de la couleur par la poésie :

Là, je tendis ma vue et plongeai mes yeux dans la large coupe de la mer pour me laver de leur poussière et de leurs larmes.
J’ai tendu le regard, comme un gant glacial à enfiler sur son embauchoir, l’ai tendu sur le coin bleu de la mer…
Au plus vite, d’un coup d’oeil rapace j’ai enveloppé les fiefs du cadre.
Ainsi l’oeil plonge dans cette large coupe emplie à ras bord pour se laver de sa poussière.
Et j’ai commencé à saisir ce que peut être la nécessité de la couleur (au hasard des maillots de corps orange et bleu), la couleur n’étant sur sa lancée autre qu’impression de départ avivée par la distance et rassemblée en un volume.

La poésie s’écrivant avec la vue plus qu’avec l’intellect pour Mandelstam, la poésie étant image condensée et filée de poème en poème, et liée dans la vie du poète russe à l’Arménie, longtemps rêvée avant d’être arpentée, elle relancera l’inspiration de Mandelstam : il se remettra à écrire de la poésie pendant et après son séjour en Arménie après avoir traversé une longue période d’incertitudes et de découragement, marquée par le durcissement du régime soviétique. Terre d’inspiration, le paysage arménien s’associe donc naturellement à une rêverie sur la langue. La langue russe paraît rejetée par Mandelstam comme si elle l’avait trahi pour n’avoir pu dire ce qui se tramait sournoisement en Russie ; à l’inverse, la langue arménienne ensorcelle le poète, qui en ignore la secrète architecture et certaines sonorités. Évoquant cette langue désirée, Mandelstam la rapproche instinctivement de la pierre infrangible des églises arméniennes :

La langue arménienne, elle, inusable : comme une botte de pierre. Oui, certainement, mot à paroi massive, interstice d’air dans les semi-voyelles. Est-ce à cela que tient son charme ? Non ! D’où provient donc l’attrait qu’elle peut exercer ? Comment l’expliquer ?
J’ai eu joie à proférer des sons interdits à la bouche russe, confidentiels, mis à l’écart, peut-être même, à une certaine profondeur, ignominieux.
Dans une théière de fer-blanc, l’eau bouillait à gros bouillons, on y a jeté subitement une pincée d’un thé noir incomparable.
Me voilà dans le rapport qui est le mien avec la langue arménienne.

N’est-ce pas grâce à ce « thé noir incomparable », ce souvenir d’une langue si recherchée qu’elle paraîtra familière à qui ne la comprend même pas, que le poète, « homme-salamandre », rémunérera le défaut de sa langue maternelle ?

Ossip Mandelstam, Voyage en Arménie (trad. A. Du Bouchet), Le Mercure de France, 2005

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