Walter Benjamin et son ange

Klee-angelus-novus

Benjamin et son ange est autant un très beau portrait du penseur et écrivain allemand par son ami Gershom Sholem qu’un commentaire passionnant de la figure de l’ange dans l’oeuvre et la vie de Benjamin, telle qu’elle apparaît, dès la vision puis l’achat du tableau de Paul Klee, Angelus Novus, dans un texte énigmatique, « Agesilaus Santander », à la fin d’une étude sur Karl Kraus et dans ses Thèses sur l’histoire rédigées en 1940, peu avant son suicide à Port-Bou.
On sent bien sûr que Sholem, admirable connaisseur de la mystique juive, cherche à sauver la théologie juive dans les textes de la maturité de Benjamin, mais ses commentaires paraissent bien plus pertinents, à mon sens, que ceux cherchant à récupérer Benjamin dans le courant marxiste et matérialiste. Scholem pense moins en dialecticien, fait moins de la croisée de la théologie dans le matérialisme historique une synthèse, comme on est toujours tenté de le faire en lisant les écrits de Benjamin, surtout ses tout derniers, où le messianisme pourrait paraître révolutionnaire : en réalité, à travers son commentaire de l’ange tourné vers le passé et poussé vers l’avenir par la tempête venu du Paradis, le « progrès », Scholem dresse un constat plus mélancolique, peut-être même désespéré, de la conception de l’histoire de son ami. Scholem voit plutôt la grande force de l’oeuvre de Benjamin dans cette insistance souterraine du théologique dans les textes parlant le plus explicitement, semble-t-il à première vue, de la marche de l’histoire, de la tentation matérialiste du philosophe, influencé par Brecht et Asja Lacis.
Si on peut se permettre ce parallèle, il y va de l’influence de la théologie juive dans l’oeuvre de Benjamin comme de ces deux noms secrets que lui auraient donnés ses parents à sa naissance pour le préserver, s’il en venait à devenir écrivain, de sa judéité trop visible dans son nom public :

En effet, au lieu de le rendre public par les textes qu’il écrivait, il a agi comme les Juifs avec le nom supplémentaire de leurs enfants, qui demeure secret. En fait, eux-mêmes le leur communiquent seulement lorsqu’ils deviennent majeurs [Scholem précise sur ce point que ce secret n’existe en réalité que dans les familles assimilées qui se rappellent, presque comme au sortir d’un rêve, de l’autre nom donné à leurs enfants à leur naissance. La précision de Scholem et l’erreur involontaire de Benjamin me paraissent significatives au regard du milieu dans lequel fut élevé le petit Benjamin : la tradition n’avait été occultée que pour un temps et c’est à Benjamin que reviendra la tâche de la révéler par cette inexactitude]. Or, parce que cette majorité peut advenir plus d’une fois dans la vie, peut-être parce que le nom secret ne reste identique et sans connaître de métamorphose que pour l’homme pieux, à celui qui ne l’est pas sa transformation peut sans doute se révéler d’un seul coup avec une autre majorité. Ainsi pour moi. Il n’en reste pas moins le nom qui réunit par un lien très serré les forces vitales et qu’il faut protéger contre ceux qui n’ont pas été appelés. Pourtant ce nom n’est en aucune manière un enrichissement de celui qu’il nomme. Au contraire, son image perd beaucoup quand il est ébruité.

C’est peut-être aussi de ces secrets, de cette pensée juive enfouie dans les écrits de Benjamin, pur métaphysicien selon Scholem — dans la mesure où sa métaphysique opérait dans des domaines où la métaphysique jusque-là n’était pas compétente — qu’est faite l’écriture si achevée, dense dans sa brièveté, de l’écrivain-penseur, idéal de « philosophie narrative » déjà défendu par Schelling. Comment en effet résoudre définitivement la prose cristalline de Benjamin, « animée en même temps d’un profond mouvement qui paraît tout à fait assoupli et pourtant tout à fait affermi » si ce n’est en acceptant ces double-fonds, ces motifs dans le tapis qui n’ont pas à être élucidés, ébruités, ce que Scholem résume ainsi : « Son ingenium métaphysique reposait sur la richesse inouïe de cette expérience qui était sienne, et, sit venia verbo, sur la charge symbolique qu’elle contenait ; tel est l’aspect de son expérience qui, me semble-t-il, donne à beaucoup de ses formules les plus limpides le caractère de l’occulte » ?

Gershom Scholem, Benjamin et son ange (trad. Ph. Ivernel), Pavot-Rivages, 1995

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