Zones sensibles de Romain Verger

Baleines-échouéesDepuis un mois que j’habitais Honfleur, je n’avais pas encore vu la mer, car le médecin me faisait garder la chambre.
  Mais hier soir, lassé d’un tel isolement, je construisis, profitant du brouillard, une jetée jusqu’à la mer.
  Puis, tout au bout, laissant pendre mes jambes, je regardai la mer, sous moi, qui respirait profondément.
  Un murmure vint de droite. C’était un homme assis comme moi, les jambes ballantes, et qui regardait la mer. « A présent, dit-il, que je suis vieux, je vais en retirer tout ce que j’y ai mis depuis des années.» Il se mit à tirer en se servant de poulies.

Henri Michaux, « La Jetée »

Premier court roman de Romain Verger, Zones sensibles tire sa force étrange — envoûtante autant que rebutante — d’un récit moins préoccupé par la narration que par la suggestion propre à la prose poétique. Reflet d’une intrigue montrant un jeune professeur de français transformé de jour en jour en monstre marin, le récit lui-même se désosse en perdant la logique présidant à la seule réalité.

Tout commence par des voyages, réels puis fantasmatiques. Les premiers, en train, vers ce qui semble être un collège de la banlieue dite sensible, justement, sont déjà chargés des effluves iodées : « Pour aller là-bas, il fallait se lever à l’aube. Le train s’ébrouait sur le quai et m’emportait dans la nuit. J’allais aux confins de la banlieue. Deux mois plus tôt, c’est vers la ville qu’il m’emportait en flot. Je me souviens de ces quais comme d’embarcadères. Et maintenant, j’avance à contre-courant, dans la résistance, loin de la houle urbaine. »

Le narrateur, prénommé lui aussi Romain, est un personnage désaxé, déraillant, ne trouvant pas sa place parmi une foule menaçante, dans un quotidien terriblement lisse (métro-boulot-dodo) et au contact d’élèves chahuteurs et décrocheurs. Sous le prétexte d’un mal de dos qui l’assomme, il fuit très vite dans l’imaginaire et se construit un monde-rempart entièrement pensé sur le modèle de la mer et de ses ressacs, traduction peut-être de ses propres aller-retour entre le réel et ses légendes. Ce personnage n’est pas sans rappeler un Tyler Durden devenu insomniaque et incapable désormais de dissocier ses rêves d’une réalité trop pesante et le renvoyant à sa médiocrité. Pour tous les deux, la douleur est devenue si forte qu’elle conditionne le regard, l’altère et reconfigure l’espace et le temps — le distendant ici au rythme des marées. Mais contrairement aux romans inspirés par le désenchantement du rêve américain, le songe de Romain sera entièrement poétique, bien que terrible et souvent répugnant. La prose fragmentaire de Verger rappelle la poésie hallucinée de Henri Michaux, lorsqu’elle évoque des personnages démembrés mais encore tendres, basculant vers un univers surréel qui fait fi des lois de notre monde ; elle s’abreuve aussi, me semble-t-il, aux sources de la littérature fantastique, peuplée de créatures poisseuses et de poulpes, parfois asiatiques, malmenés et érotisés par les hommes.

Le récit bascule alors peu à peu dans le cauchemar éveillé après que le narrateur entreprend une sorte de balnéothérapie, conséquence d’une opération censée corriger son mal de dos. Le voyage en train ne conduit plus dans la banlieue grisâtre mais sur les terres de Bretagne, escarpées, mystérieuses, où la terre, le sable et les galets se confondent avec la matière marine et visqueuse.

Ce texte de métamorphoses successives est quasi kafkaïen par l’absurdité d’un personnel médical qui soulage le patient en le désintégrant, en en niant toute ossature et qui, surtout, ne s’en étonne pas. Pour soigner il faut effacer toute trace du mal et de la souffrance, c’est-à-dire faire disparaître le corps. Dans Zones sensibles il s’agira de dissoudre le corps dans l’eau saumâtre que le patient doit boire et consommer à chaque repas. D’où ce passage qui, s’il n’était pas terrifiant par ce qu’il suggère d’irrémédiable dans la dénaturation du corps, aurait pu dire tout ce qu’un repas a aussi de sensuel   :

Je sais maintenant quelle est l’importance de mon régime alimentaire, que ce nous mangeons nous rend tels que nous sommes et nous façonne. Je ne pensais pas qu’il pût arriver que l’on devienne ce que l’on mange, qu’il y eût échange de l’un à l’autre, transfert de qualités, de propriétés. Je ne pouvais davantage imaginer que l’organisme consommé, loin d’être assimilé par digestion, pût lutter jusqu’à survivre et même se fortifier dans l’autre, dans celui qui l’absorbe. J’ai acquis cette certitude en mesurant mes progrès : j’ai la souplesse des algues, la ductilité du poulpe, l’appétit des astéries, la mobilité de la mer, ses courants de surface et de fond. J’ai la pensée obsessionnelle des moules et des couteaux dont la survie à marée basse est suspendue au retour de l’eau. Jusqu’à présent, je ne parvenais pas à donner un sens à mon évolution, à présumer de son terme et de sa forme. Je ne comprenais pas que le changement se passât de modèle et plus encore de choix ou d’élections. Je suis orienté, malgré moi, en-deçà de toute spécification, de toute spécialisation, vers un temps profond ouvert à tous les possibles, celui de mon enfance, de l’enfance du monde, de sa genèse. Et ma modification est en marche, irréversiblement.

Mais l’horreur de la situation n’est pas exempte de tendresse pour les créatures marines : loin de n’être que nourriture, elles sont d’abord des chairs palpitantes dont la description délicate aura pour tâche d’en révéler l’inattendue beauté. Ainsi de cette étoile de mer, future sœur de destin du narrateur :

A table, j’observe d’un autre œil le parfum d’étoile de mer composant mon dessert : un joli volume rectangulaire qui n’a de l’étoile que la couleur. Un rouge vermillon appétissant qui suggère davantage la framboise, sinon si l’odeur si caractéristique des fruits de mer. Et bien que n’en ayant jamais goûté auparavant, la première cuillerée fait renaître en moi les bains de l’enfance au sortir desquels je tirais fièrement de l’eau une étoile de mer que je tendais à mes parents. Quelle étrange créature avec ses cinq bras pointant d’un corps bombé et coriace. Du dessus, c’est une fleur ouverte sur le sable, une corolle. Du dessous, une armée unie et ordonnée de pieds. Dans la main, c’est ferme, inflexible, une sorte de pierre ponce tentaculaire ou de squelettes déguisé en clown. On ne peut la loger dans la poche de son maillot sans risquer de la mutiler. Mieux vaut la caler dans sa paume qu’elle occupe tout entièrement, dont elle épouse la forme et les contours, comme une main dans sa main. Émergée, mise à sécher sur quelque roche chaude, elle se rétractait, s’affadissait, de carmin virait au rose puis au blanc laiteux. Ce que je croyais soustrait aux servitudes du corps et du temps empuantissait l’air affreusement.

Ces créatures auraient pu être dans une vie imaginaire d’anciennes sirènes bien humaines, telles les Ondine et Ophélie du roman — prénoms de l’élément marin faisant de plus en plus sens à mesure que le filament d’intrigue progresse. Ondine renvoie bien sûr aux Ondine de Nerval, à celle surtout d’Aloysius Bertrand, deux poètes influencés par l’atmosphère crépusculaire des rêves, ou encore à celle, mais inversée, de Giraudoux : car l’Ondine de Romain Verger, femme désespérée aux traits tirés par la chirurgie esthétique, devient ondine, et même monstre marin, mais ne cherche pas — plus — à rejoindre la communauté des hommes, contrairement à l’héroïne du dramaturge. Quant à Ophélie, en fauteuil roulant, enlaidie comme la version féminine et éléphantesque de Gwynplaine, elle est la compagne malheureuse, shakespearienne, d’un Romain partagé entre le souvenir de l’Ondine disparue, échouée sur la plage à l’issue de sa transformation, et son attirance pour cette douce et naïve créature qui a su lui faire oublier son physique monstrueux. Verger dépeint une clinique de phénomènes de foire d’où le grotesque s’efface devant l’évidente souffrance des patients. S’ils deviennent aussi souples que les algues, prêts à être vendus eux aussi sur le marché, ils n’en perdent pas pour autant la mélancolie propre aux hommes. Tandis que les patients rejoignent chacun leur tour le monde des mers, jamais ils n’ont été aussi seuls, semblables à ces îles — trois petites îles justement — que Romain croit voir au large : les personnages, dans leur corps mi-humain mi-poisson, ont le souvenir d’avoir appartenu à un ailleurs.

C’est avec une mélancolie compatissante que sont donc peintes les créatures échouées, difformes et puantes. Très frappantes sont les pages qui insistent sur l’absence de pitié, même sur la cruauté, de pêcheurs seulement soucieux de vendre de la poiscaille à bon prix. Elles rappellent le cauchemar prémonitoire de Romain qui le plantait « sur la place déserte d’un marché de banlieue » devant une étrange attraction, l’exposition d’une baleine, qui fait pénétrer les badauds dans la gueule du monstre, « dans la puanteur des viandes, dans des régions étroites et obscures, des couloirs de pourriture » là où « des organes pompaient, du sang circulait torrentiellement entre [s]es jambes, des muscles se tendaient, roulaient les uns sur les autres en vagues. » Verger s’inscrit, inconsciemment ou non, dans une tradition qui fait d’un des mammifères les plus gros de la planète une créature presque chétive, abandonnée aux désirs malsains des hommes. Le cétacé laissé à ses chairs pourrissantes parcourt la littérature mondiale, du « gros poisson » engloutissant Jonas dans la Bible aux baleines indomptables de Collodi et de Melville jusqu’au « monument orné de signes délicats, qui viraient çà et là au colchique ou à la violette fanée », « trait jeté en travers de la plage, comme une rature » dans la nouvelle Baleine de Paul Gadenne. On la retrouve encore sur la place d’une bourgade hongroise dans La Mélancolie de la résistance de László Krasznahorkai où elle est objet de commisération pour le seul être encore pur, donc naïf aux yeux des autres personnages, du roman : Valuska. Dans toutes ces réminiscences et dans le beau récit de Romain Verger, le monstre marin est dépeint comme une nature morte, signal d’un être vivant déjà englouti et oublié, déjà figé comme attraction, bête de foire ou d’expérimentations médicales. Il figure le lent dépérissement d’un monde qui s’écroule sous la pression de rêves fous et qui amollit les sols, les rendant plus poreux à la mer, plus sensibles à l’érosion. Reste ce dernier remuement d’une créature prise dans les filets de Manuel, ancien ami — et pêcheur — de Romain. « Chair nue qui se déformerait sans cesse pour se reformer autrement », ce corps lourd et agonisant, « poussant d’horribles cris de nourrisson » est, comme les autres disparus, une pâte livrée à elle-même, faite d’une humanité innervant l’organisme. Ce monstre est une matière à remodeler à l’image de cette mer qui se retire de plus en plus des côtes, dessinant un nouvel espace, de nouveaux possibles, et dévoilant les naufragés avalés par les eaux gloutonnes.

Romain Verger, Zones sensibles, Quidam éditeur, 2006

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