
Le gel du matin rassemble deux nouvelles de Giorgio Caproni, Le Labyrinthe, composée entre 1944 et 1945 à Loco di Rovegno, et une seconde donnant son titre au recueil et écrite à Rome en 1947.
Hantés par un trouble renforcé par le froid perçant, ces deux textes sont de petits écrins construits sur un drame dont seule la nature suggère l’étendue. Peut-être moins fort que Le gel du matin, Le Labyrinthe est le récit de l’exécution d’une jeune fille rendue coupable d’espionnage dans les maquis italiens. Le gel du matin, resserré sur l’intimité d’un couple, raconte les derniers instants de la femme aimée, Olga, au chevet de laquelle Mariano peine à exprimer son chagrin.
Textes bouleversants par ce qu’ils laissent d’inachevé, Le Labyrinthe et Le gel du matin font tous les deux parler un homme marqué par la guerre : l’un, Pietra, la vit avec la peur au ventre, l’autre, Mariano, l’a vécue et ressent différemment la mort du prochain après cette expérience. La vie de chaque protagoniste atteint une épaisseur supplémentaire dans ce contexte où les corps rendus froids par la nature et la mort ajoutent à la peur et à l’ambivalence des sensations : « On voit trembler vos lèvres, on voit que vous avez peur », conclut étrangement Gregorio, chef des partisans, à ses trois compagnons, Pietra, Aladino et Ivan. Les deux nouvelles sont en effet densifiées par le froid qui rend la prose incertaine, à la fois claire dans sa simplicité et lacunaire, presque inutile. Les courtes phrases qu’échangent les personnages ne se finissent pas toujours ou restent en suspens, comme si elles ne suffisaient plus à contrer les « sentences de la nature », terribles lorsqu’elles rappellent l’homme à sa lâcheté et à sa finitude. Magnifiques par leur trébuchement, elles suggèrent la frustration née de la parole, celle qui ne résout pas les malentendus, et même les renforce, celle qui charme des partisans à la lucidité gelée par la guerre, celle qui peine à exprimer l’amour que porte l’homme à la femme aimée (« Dans un frisson, je compris vraiment combien, par peur de ce nom, tout dialogue authentique était désormais et pour toujours interdit entre nous »).
Le froid de l’hiver mais aussi le froid du coeur — Pietra porterait bien son nom de pierre selon Gregorio — sont comme les indices, presque les symboles, d’une nature humaine freinée dans le pouvoir soi-disant consolateur de la parole. Les perceptions au contraire s’altèrent ou, mais ce n’est pas contradictoire, s’agrandissent à l’excès lorsque le corps s’éprouve enfin dans toute sa chair, sent pleinement autrui :
Elle <l’espionne> portait un chandail de laine écrue, fermé au cou comme ceux des hommes, renfermant sa chaleur et sa jeunesse. Sur la neige, on percevait aisément l’odeur de cette personne chaude. Ses lèvres n’étaient pas peintes, mais enflammées par le froid et la course.
Les perceptions font aussi voir le corps changer de couleur et de peau à mesure que le froid l’enveloppe, devenir cire et déjà tombe pour celles et ceux que la nuit, tant redoutée par le partisan, emporte :
Jamais je n’avais craint la nuit depuis mon engagement et maintenant un mot allait m’impressionner ? Je n’aurais certainement pas eu peur en voyant tomber la nuit si Ivan ne l’avait nommée. […] Je sentais dans ma bouche toute la saveur fade de la nuit neigeuse et un effroi insoutenable naissait en moi.
L’image récurrente des aiguilles pénétrant la peau et le sang des hommes transpercés par le froid et le chagrin signale ces zones du texte basculant dans la plus vive tension et le drame déjà si proche. Elle s’accompagne d’une insistance dérangeante sur l’haleine déjà lourde de mort des partisans avinés et désespérés, des jeunes filles impliquées peut-être malgré elles dans la guerre et des jeunes femmes tombées malades trop tôt. Si la prose de Caproni est d’une très grande finesse, faite de la même délicatesse que les mains trop blanches et trop douces des espionnes, elle est constamment troublée par ces marques d’un déjà-là, la mort, qui obscurcissent la perception et rendent vaine toute parole.
De troubles il est d’ailleurs sans cesse question dans ces nouvelles : la jeune fille du Labyrinthe, si blonde et si pure en apparence, est-elle venue pour sauver les partisans ou pour les conduire à la mort ? (« Elle était peut-être vierge (une vierge grande et blonde), avec une si grande douceur de miel dans les cheveux et sur les lèvres. Une fille de dix-huit ans, grande et blonde : une jeune perle pour nos sens et notre coeur. ») Son exécution est-elle juste, légitimée par la fusillade qu’elle semble avoir conduite, ou est-elle la basse vengeance d’hommes blessés d’avoir été dupes ? Est-elle même sacrifice quand la guerre semble poursuivre la nuit et la réfléchir ? Mariano, l’amant d’Olga dans Le gel du matin, est-il auprès d’elle par amour ou déjà par pitié ? La malade lui en veut-elle parce que malade elle se sent impuissante ou parce que la mort victorieuse fait rejaillir les conflits larvés ? L’horreur de l’aube comme du « gel du matin » s’expliquent par la résolution brutale de ces incertitudes, par le pressentiment devenu action. Ainsi en est-il de « l’heure blanche des exécutions » pour le condamné car
dans sa poitrine naît un vent vertigineux qui secoue violemment sans trouver sa direction. Il demande aussitôt une cigarette, ses doigts tremblent et il attend encore on ne sait quoi. C’est un vent lourd comme une montagne, une montagne entière d’angoisse qui fond sur lui tandis que ses os sont désormais desséchés, arides et que son sang devient une poussière qui s’envole.
Le souvenir de la fille de l’autocar pour Pietra achève de brouiller sa mémoire et ses perceptions anesthésiées. L’aube repousse d’autant plus Pietra dans un souvenir qui rend l’espionne moins menaçante car faussement semblable au premier amour. De cette confusion attestent les curieuses dents espacées de cette dernière, « à tel point qu’elles faisaient naître comme un voile délicat d’incertitude sur ce visage. » Pietra cherchera en vain les mêmes dents chez l’espionne qui, elle, les a fortes et serrées.
Caproni explore les ambivalences des sentiments, les vieilles rancoeurs exacerbées par le pressentiment de la perte. Chaque scène est confusion des prétextes et des visages, l’espionne de la première nouvelle prenant le visage d’un amour de jeunesse, douce créature qui cherche à préserver le soldat de la haine. Mais une forme de haine, cruelle car injuste, douloureuse car inexcusable, resurgit dans la seconde nouvelle. Olga et Mariano, dépassés par la soudaineté de la maladie de la première, échangent des banalités pour ne pas prononcer le mot mort. Alors même que la parole s’efface, affiche son artifice, à l’approche de la mort la nomination du verbe retrouve sa sacralité. Dire la mort serait déjà l’appeler. Alors le couple cherche plusieurs parades, l’ironie et l’humour teinté de gravité d’abord puis le rappel des souvenirs d’amour, d’autant plus émouvants qu’ils sont relus avec le savoir de la mort imminente. Mais la relecture n’efface pas les anciennes douleurs et vexations : « Un songe si vrai qu’au réveil, il me laissa perdu dans l’effroi de qui soudain se sent exilé, tous les points d’appui de sa vie brisés net » disait déjà Pietra de son rêve avant « l’aube acide ». Olga pleure, se fait dure envers un Mariano impuissant à la faire mourir autrement, c’est-à-dire avec le reste d’amour qui les lie : il lui demande comme un lourdaud comment elle se sent, elle lui répète qu’il n’a « jamais rien compris » et lui demande désespérément plus d’amour parce que « non, pas ainsi, je ne veux pas mourir ainsi.» Le « trait de méchanceté » qui se lit sur le visage de la mourante, mêlé à ses « cloques rouges » décristallise l’amour et le ramène à hauteur d’homme. Il ne reste de cet amour effacé par la maladie que des souvenirs et des paroles maladroites, incapables de dire cet indicible qui appose déjà une ombre sur le corps d’Olga. L’amour est encore là — la dernière exclamation de Mariano en est la banale et déchirante expression —, mais il se fissure au contact d’un troisième personnage, invisible mais tout puissant qui métamorphose les corps et les sentiments. Ainsi des yeux d’Olga « pleins d’un crépuscule cristallin », bleuis par la maladie, semblables à ceux d’un aveugle :
Leur blanc était tout parsemé d’une teinte bleu turquin qui m’avait aussitôt rappelé le linge de corps que ma mère retirait de la cuve où elle avait versé l’indigo. Grâce à ce souvenir, l’image soudaine de ma mère, bénéfique, se posa près de moi dans cette chambre, parvenant presque à me soutenir et à m’arracher à mon silence inutile.
Tout devient présage de la mort rôdeuse, de la nature arrêtée, étrangement calme :
J’étais certain qu’Olga mourait. Alors, pourquoi la lune, douce compagne bien que si lointaine, déversait-elle en moi un calme aussi profond ? Sous cette lune, la menthe du pré sentait plus fort et en cet instant, le souffle retenu, j’entendais grandir le vacarme des eaux du fleuve qu’auparavant je percevais à peine comme un ruissellement étouffé. Le fleuve qui maintenant m’apparaissait au fond de la vallée entre les lignes verticales des pins, scintillant et par endroits dépoli comme un cristal brisé par des éboulements de rochers et de troncs et qui de son cours calme mais inéluctable semblait soudain me dire combien il était inutile de combattre les sentences de la nature. […] Je sentis surgir toute la folle espérance du désespoir et pour cela précisément, je me mis à courir sur l’herbe vitrifiée et rejoignis la grille que j’agrippai avant de trouver la force de l’enjamber. Enfin, comme j’étais retombé de l’autre côté, ce fut le chien qui, par sa tiédeur et son haleine vaporeuse dans le froid, me rendit encore plus aiguë la sensation qu’un univers vivant s’écroulait.
à la mort dérisoire, réplique minuscule et épiphanie négative, d’un rat rappelant « l’agonie d’un peuple de rats » de La Lettre de Lors Chandos de Hofmannsthal :
ma mémoire se condensait alors tout entière sur ce ciment. Un fait assurément suffisait à justifier mon arrêt : quasi fébrile, je cherchais là une tache qu’aucune pluie ni aucune neige n’avait pu effacer — celle qu’avait laissée, pourrissant et disparaissant enfin, dévoré par les insectes et par l’air, le petit cadavre d’un rat que nous avions découvert dans un tiroir et qu’après une chasse obstinée, nous avions jeté par la fenêtre, déjà massacré par nos coups de balai.
La relecture des signes de la nature et du passé est une manière de rationnaliser la mort, de lui donner une continuité, comme si elle avait déjà été incluse dans la vie. Elle apaise aussi la culpabilité de l’homme qui survit à l’aimée et dont le désespoir lui fait à tort « percevoir un léger accent accusateur dans la simple scansion de [s]on nom ». Dieu, « simple nom ou une main réelle qui nous aide » est sourd aux suppliques du couple, d’autant plus sourd que l’aimé coupable ne croit plus en lui et sera hanté par une mort qu’il n’a pu éviter, mort rendue aussi absurde et injuste que celle des combattants et venant s’insérer dans l’interminable chaîne des disparitions, même minuscules, inaugurées par la mort du petit rat :
pourquoi donc, mon Dieu, même après la guerre et les exécutions, ne puis-je oublier le profond et secret sentiment de culpabilité qui avec le temps grandit en moi sans raison quand je repense à la mort s’avançant vers le faible visage d’Olga, près de moi, dans cette chambre — mort au fond si petite dans un monde où des millions d’hommes se sont détruits sans un brin de remords ni de pitié ?
Frappantes, enfin, sont les descriptions des corps offerts à la mort. Bien que la parole peine à dire le sacré entourant la mort, le corps, lui, en garde les stigmates. Ceux qui s’y abandonnent ont un corps sujet aux métamorphoses, corps transparent aux blessures, translucide quand le froid lave le visage à grande eau, corps troué, aux lèvres qui se resserrent, s’effacent après les dernières convulsions. Certaines descriptions dans ces nouvelles font de ces morts profanes de quasi Passions tant Caproni redessine le corps, le scrute jusqu’en ses plus infimes replis, en signale le pourrissement déjà entamé. Le corps du mourant ou du déjà mort a perdu sa parole et la fermeté du vivant ; aux yeux du survivant il est la trace d’une impuissance. Impuissance du partisan qui n’a pas été touché par les balles et observe ses compagnons au corps sanglant mais déjà refroidi :
Aladino n’avait plus de visage, seulement des lambeaux dans l’énorme blessure rouge au-dessus de son front et autour de lui la neige était rouge comme son foulard, comme autour du torse et des mains torturées d’Ivan : ces mains qui portaient encore les gants de la fille…
Impuissance de Pietra qui ne pourra jamais voir en l’espionne le visage du premier amour ou celui d’une jeune soeur car « en elle, ne résidaient plus que gel et eau ; le beau miel chaleureux était resté tout entier dans la fille du car », car « elle aussi devait être froide sur sa peau, comme sur nos tempes la lune enfuie. Il semblant que tant d’eau eût passé sur cette chair » Décoloré par l’allié de la mort, ce froid qui fige les morts en statues, le corps de l’espionne est le monument d’une désillusion — celle de l’avoir crue, d’avoir perdu des frères de combat. Olga porte le même visage de cire à mesure que la fièvre qui fait trembler sa tête et sa voix la quitte. Ses lèvres encore enflammées embrassent les lèvres glacées du survivant, en un curieux échange des forces vitales. Mais la chaleur est trompeuse, elle est de celles qui brûlent les derniers sourires, les fausses consolations : Olga n’est plus qu’un « pauvre grumeau de chair en sueur, tremblant et plein d’un désir désespéré » Rares, je crois, sont les pages qui disent avec tant de précision la fuite de la vie sur le corps des mourants, « le reflux irrémédiable du sang qui laissait le visage d’Olga lavé comme une cire ». Le dernier souffle s’envole de sa bouche viciée et Mariano voit « ses narines se fermer comme de la cire molle en une dernière inspiration. » L’image de la cire dit peut-être mieux qu’une autre le corps pétri par la mort, ramolli par la maladie puis durci, réifié en quelque chose qui ne ressemble plus à l’être qu’il porta. Je ne peux m’empêcher de repenser à la description saisissante du corps de György Köves, jeune garçon mourant dans un camp dans le roman Être sans destin d’Imre Kertész :
A la maison, même si je n’y accordais pas trop d’attention, j’étais dans l’ensemble en harmonie avec mon organisme, j’aimais — pour ainsi dire — cette machinerie. Je me rappelle un après-midi d’été, je lisais dans ma chambre un roman captivant pendant que ma main caressait avec une agréable distraction la peau docilement lisse de ma cuisse, brunie par le soleil, aux poils dorés, tendue sur mes muscles. A présent, cette même peau pendouillait, ridée, elle était jaune et desséchée, recouverte de toutes sortes d’abcès, de ronds bruns, de gerçures, de crevasses, de rugosités et de squames qui, surtout entre les doigts, provoquaient des démangeaisons désagréables. […] J’étais ébahi par la vitesse, l’allure effrénée avec laquelle, jour après jour, diminuaient, mouraient, fondaient et disparaissaient la matière qui recouvraient mes os, l’élasticité, la chair. Chaque jour, j’étais surpris par une nouveauté, une nouvelle difformité sur cette chose de plus en plus étrange et étrangère qui avait été jadis un ami : mon corps.
La mort s’imprime littéralement dans la chair de Köves par les plaies suppurées, les poux qui s’incrustent dans ces mêmes plaies, par la peau ridée et jaune semblable à un fromage que les doigts compriment. La description s’appesantit sur ce corps qui n’avance plus, et même régresse — ou progresse vers la mort par sa ressemblance avec le corps d’un gisant. Le texte est proche ici de ces peintures de la Renaissance, de ces toiles presque macabres où le Christ est figuré en martyr : ce n’est pas un hasard, d’ailleurs, si le cheminement du jeune déporté a été comparé par Kertész à une Passion car même le corps porte les stigmates de cette déshumanisation. Proche aussi des tableaux de Rembrandt représentant des dissections, la description en vient à réduire le déporté à un corps vidé de toute énergie vitale et réduit à ses plus basses fonctions naturelles.
De cette lente déshumanisation le corps d’Olga porte le souvenir. Mais loin de céder aux détails morbides, Caproni sait peintre la mort avec une pudeur qui permet la surimpression d’un autre corps, jeune encore, bien vivant celui-là. Au corps de la mourante à laquelle on garde rancune se superpose celui de la femme aimée, de « la petite tache de rouille sur l’une de ses dents » à ses gestes timides offerts à l’amour :
Je la revoyais encore venir à ma rencontre à petits pas, cherchant toujours quelque chose dans son sac afin de brûler cet instant qui la séparait de moi. Je pensais à la gêne étrange qu’elle avait toujours éprouvée en ma présence, même dans les moments les plus intimes. Ne comprenant pas qu’une telle gêne venait aussi de moi, incapable de m’épancher, je tentai en vain de dissiper le remords qui naissait en moi à cet instant. Je ressentais une dette secrète à son égard, mais cherchais vainement à lui donner un nom, maintenant que le chemin parcouru avec elle s’achevait pour toujours.
Cette bouleversante confession trouble une dernière fois un texte qui, en dépit de sa clarté, n’a cessé d’explorer la confusion des sentiments et le chagrin de la perte irrémédiable, comme l’amant cherchant sur le corps de sa femme la chaleur qui l’a quittée.
Giorgio Caproni, Le gel du matin, Verdier, 1985