Intermède : Journal d’Alice Ehrman

Galaxie Markarian 817 dont le coeur est un trou noir
Galaxie Markarian 817 (trou noir)

Alice Ehrman, née en Prague en 1927, fut envoyée à Theresienstadt avec sa soeur Ruth le 13 juillet 1943. Leur père les rejoignit au printemps 1944 avant d’être déporté à Auschwitz ; leur mère, non juive, les aida de Prague grâce aux nombreux colis qu’elle leur envoya. Éprise de Zeev Shek, un Madrich [1] très soucieux de la survie et de l’éducation des enfants du camp-ghetto, Alice l’aida à à rassembler tous les documents attestant de la véritable nature de ce camp-vitrine. Poursuivant cette tâche après le transfert de Zeev à la mi-octobre 1944, elle entreprit la rédaction d’un journal écrit en allemand avec des caractères hébraïques. Après la guerre, le couple se maria en 1947 puis émigra en Israël.

20.10.1944 Dans tous ces ébranlements que je traverse, je suis si incroyablement équilibrée, dans une étrange vision de l’avenir au-delà de tout ceci, je me sens même en droit de dire au-delà de ma propre mort.

Voilà, ça a eu lieu : je suis devenue juive. Je l’ai compris, c’est si peu pathétique, et cela englobe tellement tout, que ma vie en a basculé dans une autre dimension. Car je sais : dans ma vie, les détails, les accélérations, les accidents, le malheur n’existeront plus.

Je vais un chemin qu’on ne peut d’ores et déjà plus interrompre. Je vais sur le chemin de la Rédemption… Je l’ai compris, et si je meurs demain, ma vie aura été celle de Quelqu’un qui l’aura compris, si je mourais dans soixante ans, ce serait pareil. Je le comprends aujourd’hui. C’est cela. Et ce, jusqu’à ce que la Golah [2] m’ait tout pris — ainsi soit-il — jusqu’à ce que mes parents me soient pris de la plus effroyable façon —, et que mes amis se perdent au loin l’un après l’autre, jusqu’à ce que mon foyer soit dévasté, et que la maison de ma naissance et de ma jeunesse ne soit plus que ruines, et que moi-même, seule avec ma compréhension, je me retrouve à errer parmi des étrangers, jusqu’à ce que le dernier livre brûle, et que la dernière image encore à dessiner ait disparu de ma vie — jusqu’à ce qu’il ne me reste rien, rien pour moi sur cette terre —, alors j’aurai parcouru jusqu’au bout le chemin millénaire et l’heure sera l’heure du Messie — alors j’irai au Pays et mettrai des enfants au monde. Et construirai une vie, une vie, vie. Toi seul le sais, je suis calme, calmement je traverse notre souffrance, pour être rédimée. Pour me rédimer. Soudain chaque prière, chaque psaume, chaque chant qui parle d’Eretz prend un sens, chacun d’entre eux parle de ce que je dis, pense, sens, aujourd’hui, de ce dont j’assume toute la responsabilité. Aujourd’hui, je comprends aussi Jirmajahu [3].

23.10.1944 […] Suis entrée dans la chambre, de petits enfants de 3 à 10 ans et des cris, chacun a un petit sac à dos, les yeux grands ouverts, certains ont une expression mûre et grave à faire peur. Ceux-ci auront sans doute leur bagage, mais leur enfance, jamais plus. Tous sont seuls, leurs parents, pour la plupart assassinés, dans les KZ. Des nourrissons, une femme enceinte commence à avoir des contractions. Les Allemands pensent que c’est une feinte. Des gens marchent dans un long tourbillon, marchent, traînent leur bagage, le reposent, le traînent à nouveau. Ils marchent et sont braves. Épouvantablement braves. Il n’y a personne ici dont l’histoire ne serait pas une tragédie, tous ont été abandonnés dans l’épouvante, par des maris, des parents, des frères, des soeurs, des amants. A présent ils marchent, sans espoir d’un au-revoir. On regarde étrangement celui qui a les yeux rougis de pleurs. On est brave. Ceux qui partent sont de pierre, ceux qui restent ravalent leurs larmes. Tout à la fin, restèrent les bagages, il n’y avait pas de place.

27.10.1944 Langer, Mme Eppstein, trois secrétaires : pris. Tout est sens dessus dessous. J’angoisse, je vois venir quelque chose, quelque chose de la Catastrophe. Où es-tu, mon ami, mon protecteur, mon chevalier, mon enfant, dans quelle sordide tranchée gis-tu, dans quelle tranchée me trouverai-je demain ? Nous titubons d’angoisse en espoir et tous deux se croisent sur le chemin de la violence. Les craintes avec lesquelles nous nous défendons de nos espoirs — les deux sont néfastes. Je peux redouter le transport, puis espérer qu’il advienne. Les deux, je ne le puis, et rien est tout aussi impossible. Je vis encore, j’ai 17 ans.

Alice Ehrman, Tagebuch 18. Oktober 1944-19. Mai 1945, trad. inédite de l’allemand par Aurélia et Mechthild Kalisky et Marianne Dautrey.

[1] Jeune éducateur d’enfants ou d’adolescents
[2] Terme hébreu pour l’exil, la captivité, le bannissement ou l’exclusion.
[3] Jérémie en hébreu, auteur du livre de Jérémie et du Livre des Lamentations, prédisant la destruction de Jérusalem et l’exil des Juifs à Babylone.

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