Le Poing dans la bouche de Georges-Arthur Goldschmidt

Tamás Dezső, Tree and House (West Hungary, 2011)
Tamás Dezső, Tree and House (West Hungary, 2011)

« Enfant aux cheveux gris » né en 1928 en Allemagne au sein d’une famille juive convertie au protestantisme, le jeune Goldschmidt sera envoyé avec son frère au début de la guerre chez une tante en Italie puis dans un pensionnant à Megève, en Savoie. Lorsque les responsables du pensionnat religieux furent avertis que des soldats allemands allaient fouiller l’établissement, Goldschmidt fut séparé de son frère et envoyé chez des paysans. Après la guerre, il partit en banlieue parisienne, à la lisière du XVIIe arrondissement, fit des études de philosophie et d’allemand puis enseigna cette langue. Mise à part son activité d’écriture, Goldschmidt est surtout connu pour ses traductions d’œuvres de langue allemande ; il est le traducteur attitré (jusqu’à récemment) de Peter Handke.

Cette enfance chahutée, qui l’obligea à apprendre et à adopter une nouvelle langue maternelle, le français, lui fit aussi prendre conscience de son corps comme délimitation entre lui et autrui. Même s’il fut souvent maltraité durant son séjour au pensionnant, battu et humilié car il n’était pas catholique mais juif, Goldschmidt retourna étonnamment ces brimades en force de résistance. Tous ses écrits, fictionnels, autobiographiques et critiques, reviennent incessamment sur le premier contact intime au corps, c’est-à-dire au plaisir solitaire et au trouble qu’il produisit. Et plus les fessées infligées par la directrice redoublaient, plus l’enfant souhaitait retirer de la volupté de cette humiliation comme le fit le jeune Rousseau des Confessions. Le jeune Goldschmidt finissait par croire que ces punitions n’étaient pas seulement dues à ses origines juives, à sa position d’enfant caché, à son rôle de bouc-émissaire, mais aussi au plaisir qu’il prenait seul dans sa chambre et qu’on lui soupçonnait de prendre aussi avec quelques camarades. Ainsi la perception de Goldschmidt et de ses doubles tournera-t-elle toujours autour de ce corps convoité et meurtri mais éminemment singulier. L’enfant se souvient bien sûr de la recherche de la meilleure verge possible dans les bois (car il devait fabriquer sa propre punition) et du soufflet répété, mais c’est son corps, et le toucher de son corps, qui ont façonné sa perception de la catastrophe.

Pour cela, Goldschmidt rétrécit au maximum la perception enfantine. Celle-ci a autant à voir avec une vision plus ou moins resserrée de la catastrophe, tournée vers soi chez Goldschmidt, qu’avec un rapport obligé à l’espace, suivant les conditions de survie de chaque victime. Alors que l’enfant, même en errance et toujours terrorisé à l’idée d’être découvert, peut encore se construire un rapport avec autrui ainsi qu’avec le monde animal et végétal, l’enfant caché qu’était Goldschmidt — ou tel que Goldschmidt se revoit à l’âge adulte — ne peut avoir de rapport qu’avec lui-même. Son corps est la seule certitude de son identité, laquelle ne peut vraisemblablement pas se confronter à autrui sans que cette relation ne vire presque au sadomasochisme. L’espace resserré de la cachette resserre ainsi et la perception de la catastrophe — qui paraît alors étrangement fort éloignée des préoccupations de l’enfant — et le rapport à un extérieur. On pourrait ainsi presque dire que l’enfant Goldschmidt a une perception très autocentrée de la catastrophe, comme si celle-ci ne le concernait que lui seul et se réduisait à l’atteinte au corps physique.

L’enfance cachée détermine donc entièrement le rapport à la catastrophe du jeune Goldschmidt mais aussi l’écriture de l’écrivain qu’il est devenu. L’écriture liée au monde de l’enfance se retrouve dans l’image récurrente, et présente dès le début du Poing dans la bouche, du garçon des contes semblable à la princesse au petit pois :

Il fallait lever le bras et ce cri de Heil Hitlaaa ! lacérait véritablement le corps de l’intérieur, le déchirait, c’était un cri de mort. Je n’y reconnaissais pas ma langue maternelle, si secrète et mélodieuse quand ma mère chantait ou me lisait le soir un conte de Grimm ou de Corlshorn. Or ces contes, déjà, recelaient à la fois l’espace du rêve et de l’effroi : on y découvrait des mondes souterrains, pleins de soleil et de grand air, sous le monde réel auquel on accédait par des escaliers ; il y avait des collines qui tendaient la main, des tables toutes dressées qui descendaient de nulle part, mais c’était plein aussi d’enfants abandonnés dans les forêts.

Est recopié ensuite le passage d’un livre d’Henry Miller lui rappelant un conte de son enfance.  L’extrait raconte un jeu d’enfant devenu boucherie. Alors que trois enfants devaient imiter une cuisinière, un boucher et une truie, l’enfant jouant le boucher ne mima pas simplement le geste de l’égorgeur mais tua l’enfant jouant la truie. Convoqué par les adultes à ce tribunal pour enfants, dans la plus pure tradition kafkaïenne, l’enfant dut choisir entre une pomme et un sou d’or. S’il venait à choisir le sou, il devait être tué. L’enfant, sans doute malicieux, prit la pomme et échappa à la punition. Goldschmidt conclut : « L’enfant avait peut-être deviné le sublime usage de la pomme évidée » et poursuit sur son attrait pour le conte : « La plupart de ces contes contenaient une menace, quelque chose d’obscur et d’inquiétant, l’allemand en était fort net et précis, net et sans détours, d’une violence à fleur de récit dont on ne se débarrassait pas. » Goldschmidt ne peut cacher très longtemps son statut d’enfant des contes : enfant caché, prêt à être dévoré par les ogres (les nazis), sommé d’endormir sa langue maternelle allemande — comme le petit Canetti au début de La langue sauvée devait taire un secret —, il vit sous une menace constante. En cela, il est très proche de la princesse dormant certes sur une quantité de matelas mais sentant toujours ce petit pois l’empêchant de dormir. Ce petit pois pour Goldschmidt c’est sa judéité, qu’il doit cacher mais qui l’accuse sans cesse aux yeux de ceux qui veulent bien le cacher en Savoie. Les textes de Goldschmidt, en dépit de leur forte dimension réflexive, baignent ainsi dans une atmosphère oscillant entre la volupté (le refuge dans le corps) et la sourde menace, une catastrophe à hauteur d’enfant.

Le corps prend alors une importance décisive dans la conception charnelle de la langue selon Goldschmidt. Celui-ci voit en effet dans la langue, la française, et non l’allemande, trop compacte, des désirs cachés, des « entre-mots » (Le Poing dans la bouche). La langue de Goldschmidt paraît très foisonnante, extrêmement dense dans les désirs qu’elle contient ; elle semble contenir elle aussi un « motif dans le tapis », une clé de lecture qui éluciderait le hiatus existant entre les deux vies de Georges-Arthur, l’enfance allemande et l’enfance savoyarde. Sa conscience de vivre dans l’illégitimité (passage clandestin en France, langue apprise en fraude, existence juive en sursis) rend son écriture touffue et saturée d’images, de souvenirs incertains, jamais définitivement fixés, comme si ses textes cachaient une autre faute, un secret que le lecteur ne devrait jamais percer. Un lecteur qui enchaînerait l’ensemble des œuvres de Goldschmidt peinerait à distinguer la part de fantasmes, nombreux chez le Goldschmidt adulte et malicieux, de celle de vérité, enfouie dans une enfance vécue comme une faute. La conscience de l’enfant, presque jeune adolescent, initié aux plaisirs charnels et solitaires, même les plus violents, est si confuse que l’écriture vient à la mimer et à se dérober à toute saisie rationnelle. Peut-être est-ce ce qui explique la difficulté des critiques de Goldschmidt à contourner les fantasmes de l’enfant : manifestement, l’auteur joue avec ses souvenirs d’enfance réinscrits dans un imaginaire sulfureux grâce à une écriture tortueuse. La rupture consommée entre l’allemand et le français dans la réalité n’est pas aussi franche dans les textes, car le français innerve la langue allemande et réciproquement. L’enfant lui-même, d’après les souvenirs de Goldschmidt écrivain, ne peut enfouir son enfance allemande alors même qu’il tente de s’absorber dans la littérature classique française au pensionnat.

Ces liens, tantôt lâches, tantôt resserrés en une union funeste des deux langues, explique un récit écrit par à-coups, par séquences successives d’où se dérobe une unité. La langue, évidemment maîtrisée dans sa syntaxe et son vocabulaire, perd en fluidité ce qu’elle gagne en complexité. La langue chez Goldschmidt, qui ne fait que naître chez l’enfant puisqu’elle (la française) est apprise en même temps que se vit l’enfance cachée, est métaphoriquement le secret jalousement gardé par l’enfant. Par conséquent, elle ne peut jamais coïncider exactement avec les impressions recueillies par la contemplation et les autres sens. Le hiatus repéré entre les deux langues est reconduit entre la perception et sa saisie en mots. Seules des lectures fondatrices, Rousseau, Moritz et Kafka en particulier, diront ce que « l’entre-mots » taisait sous la menace.

Le travail d’appropriation permis par le corps mène chez Goldschmidt à la révélation d’une certaine vérité. Cette révélation conduit à une pleine conscience d’exister grâce à son corps alors que même tous les signes de la Catastrophe à venir condensés jusque-là auraient pu le conduire à la résignation. Le Poing dans la bouche est ainsi saturé par ce lexique de l’étonnement d’exister — étonnement qui continue de poursuivre le Goldschmidt adulte. La première page du livre, qui débute presque comme un conte, accumule en effet des noms marquant le bouleversement causé par la lecture, d’abord, de Pascal alors que la guerre était encore loin d’être finie. La lecture des Pensées, et en particulier du célèbre fragment « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie », provoque chez le jeune Goldschmidt un ébranlement tel qu’il en vient à prendre soudainement conscience de son existence : « Une telle découverte, ce « je suis, j’existe », oriente à jamais l’esprit d’un enfant désemparé, perdu, exilé et menacé de mort parce que né chrétien de « mauvaise race » ». Dès le début du livre, en réalité, le récit s’ébranle, chambarde et mime le bouleversement du narrateur. La première page du Poing dans la bouche contient à elle seule au moins dix termes renvoyant à l’absorption soudaine : « surrection » (dans le corps du texte et comme titre du premier chapitre), « certitude d’être », « commotion », « établissement » (dans un sens assez rare : c’est le sujet lui-même qui se trouve enfin établi dans son existence), « fulguration », « ivresse », « élancement », « surgissement », « enthousiasme » et « exaltation ». Le lecteur est d’emblée déboussolé par le désarroi du narrateur, et cette ivresse d’être est aussi vite rattachée au corps — comme une annonce du plaisir pris par l’enfant à la fessée et au plaisir solitaire.

Ce lexique ne cessera de parcourir l’ensemble du livre. Ainsi, à propos de la découverte de Rousseau à travers les Confessions, Goldschmidt dira que cette lecture provoquera en lui une « sidération », un « éblouissement », un « centrement » (p. 33), terme du reste rarement attesté (faut-il y lire « recentrement ? »). Plus loin encore, poursuivant son interprétation de l’œuvre de Kafka, Goldschmidt reparle de « l’exaltation du corps et de l’esprit », le corps rendant coupable l’esprit de par la faute qu’il porte mais constituant malgré tout un refuge pour l’accusé (l’enfant ou Joseph K.). Il qualifie cette exaltation d’ « élation », terme emprunté au lexique religieux. L’exaltation vient précisément de la coïncidence — rare — du corps et de l’esprit. Ce n’est que dans les moments les plus dramatiques, ici au pensionnat catholique, alors qu’à la menace de mort s’ajoutent les punitions de la directrice contre l’enfant caché, que s’affirme le mieux cette conscience d’exister. Étonnante union d’Eros et de Thanatos, la menace chez Goldschmidt conduit paradoxalement à un sursaut d’être, à un raffermissement de l’existence alors que tout est fait pour le nier comme individu, alors même que l’horizon s’obscurcissait de jour en jour pour lui : « tout le monde savait, même moi, je sentais bien que le paysage que je voyais était à double fond », « une plaque verticale vous coupait en deux, on était comme au-dessous de soi-même, comme si on voulait se réfugier dans sa propre cave, y devenir chais. »

Et pourtant, c’est dans ce climat d’angoisse que naît ce que Goldschmidt appelle un « recours ». L’enfant qu’il était encore et l’adolescent pubère qu’il se préparait à devenir franchement découvrent une expérience inédite qui va leur donner une pleine conscience d’exister : la volupté par le corps, qu’elle passe par le plaisir solitaire ou par sa punition directe, la fessée. Si l’enfant comprend intuitivement qu’il n’existe que par l’humiliation, il comprend aussi qu’il doit la retourner à ses bourreaux potentiels. Le corps, à force d’être intériorisé à l’extrême, finit par constituer un refuge pour l’enfant caché. Là même où les correcteurs cherchent à le traquer, dans son espace le plus intime, là même l’enfant se dérobe. Ce que la guerre et la menace du génocide ont révélé soudainement au jeune Goldschmidt c’est bien la non-coïncidence entre deux corps, entre deux identités — non-coïncidence sur laquelle il ne cesse de revenir dans ses essais, avec une vigueur qui confine au ressassement, parfois à l’introspection psychanalytique, ainsi de Narcisse puni. En lisant les premières lignes du Procès de Kafka bien des années après son enfance cachée, Goldschmidt y retrouvera le même acharnement de ses correcteurs et bourreaux potentiels à le traquer, à le marquer dans son corps même pour une faute semble-t-il impardonnable : le « crime d’exister ». Dans Une langue pour abri, Goldschmidt adulte, méditant la « mémoire située » en vient à décrire soigneusement l’absorption propre à l’enfance :

L’enfance, lieu de mémoire par excellence, ne fait qu’enregistrer dans l’intime de soi la réalité du monde telle qu’elle se présente à l’enfant et où le moindre détail est en quelque sorte hérité : tout ce qu’on voit ou entend l’enfant le précède. C’est circulairement que le monde entoure l’enfant.

L’enfant vit ainsi, et vit d’autant plus ainsi qu’on le nie dans son corps propre, au sein d’un « espace circulaire originel », semblable en réalité à sa « mémoire entièrement nourrie de sensoriel » : chez lui, « l’extérieur et l’intérieur se fondent, s’interpénètrent. »  Enfant persécuté du fait de ses origines, il absorbe d’autant plus cette existence niée dans son corps même, dans cette mémoire du corps, qui ne parvient jamais à être totalement transparente aux yeux de ses meurtriers potentiels. Pour qu’une telle non-coïncidence reste la meilleure défense possible, il faut bien qu’il y ait un trouble à l’origine de ce désaccord entre l’enfant et les adultes. Goldschmidt, toujours dans cet essai, le désigne comme un « fonds d’inquiétude », comme un « double fond », jamais révélé avec clarté à l’enfant mais pressenti par lui. L’enfant sent la menace au-dedans de lui sans pouvoir encore mettre un nom sur elle. Des indices pourtant ne cessent de le désigner comme « dérisoire ». Une anodine conversation entre les parents est vouée en silence lorsque l’enfant arrive, ou bien le mot « juif » est exclu des conversations. Tout est fait pour désarmer l’enfant, pour le plonger dans une atmosphère de « désarroi » à cause de l’attitude des adultes le renvoyant à une existence dérisoire. Pourtant, là encore, l’existence dérisoire est farouchement combattue par l’enfant, non pas à la manière d’un enfant-héros mais à la façon plus discrète de l’enfant refusant d’être chosifié pour ensuite être nié. Cette lutte passe par ce fameux saisissement d’être, qui n’a rien à voir avec la compréhension adulte, avec la connaissance rationnelle. Le saisissement vient chez Goldschmidt de ses lectures classiques mais transgressives à l’internat : Pascal, Rousseau ; et plus tard dans la dépression qui l’assomme après guerre : Kafka (hantant constamment les quarante dernières pages du livre). C’est par cette transformation de la punition en volupté que l’enfant triomphera, si l’on peut dire, de ses sadiques maîtres d’école.

L’ « Eurêka » chez Goldschmidt révèle en creux l’inviolabilité du corps, malgré les fessées répétées, ainsi que l’immutabilité de la mémoire, impossible à soustraire de l’enfant. L’adulte retrouve de semblables certitudes chez Bergson, dans Matière et mémoire, dont La langue abri fournit un extrait capital : « Donnez-moi au contraire les images en général, mon corps finira nécessairement par se dessiner au milieu d’elles comme une chose distincte, puisqu’elles changent sans cesse et qu’il demeure invariable. » Tandis que les nazis cherchaient à tout prix à violer le corps de l’ennemi, à le nier dans sa substance et à le transformer en une masse inerte, la seule fulgurance d’un enfant fait comprendre l’irréductibilité du corps.

L’écriture pour Goldschmidt devient donc l’occasion de rêver son enfance, voire de la fantasmer en un mythe personnel, et de saisir en quoi sa situation d’orphelin juif caché détermina son appréciation du monde. Plutôt qu’une visée consolatrice, l’écriture prend ici un tour franchement introspectif, voire égotiste — ce dont il est, du reste, conscient. Elle cherche à saisir une dialectique inédite, provoquée par le projet génocidaire : celle qui rend coupable un enfant du crime d’exister. La faute d’exister est alors relue au travers de doubles littéraires et dans la langue française, l’allemand étant encore trop chargé de relents nazis selon Goldschmidt.

Le principal double littéraire restera Kafka, lu à rebours, vers 1950, avec Le Procès. Le Poing dans la bouche constitue autant un récit de survie au pensionnat qu’une introspection, loin de la psychanalyse, et une méditation sur la constitution de son identité grâce à des lectures fondatrices. Ce récit-essai est au fond doublement consacré au Goldschmidt enfant et jeune adulte et à Kafka. La référence au Procès puis au Château sert à combler les incompréhensions de son enfance. Il y a eu, certes, une « surrection initiale » lors des fessées ainsi qu’à la lecture de Pascal, de La Bruyère ou de Rousseau. Mais l’intellection viendra après, dans la survie de l’enfant devenu adolescent et étudiant. La référence kafkaïenne vient alors à se superposer aux émotions enfantines et à les densifier. L’existence (niée) de l’enfant devient, selon le vocabulaire de Kafka, un « sursis », et la survie pendant la Shoah sera vue comme un immense procès où il s’agira de relégitimer sans cesse son existence. Goldschmidt adulte sera alors peut-être encore plus hanté par la culpabilité d’être juif que lorsqu’il était enfant.

Mais cette compréhension au travers d’une lecture absolument littéraire complexifie le vécu, et sert à s’en détacher : c’est ainsi que les thèmes de la honte d’être juif et de « l’innocent coupable » se métamorphosent en thèmes littéraires, et ne sont plus seulement des mythes personnels, voire pire, des névroses. La lecture de Kafka sert à combler la « béance » de l’existence, que n’avaient pas su compenser les lectures précédentes. Véritable « prise de corps » et même « coup de boutoir en pleine poitrine », la découverte de l’univers kafkaïen sert à filtrer le vécu, à le médiatiser par la lecture puis l’écriture. L’enfance cachée est alors associée au personnage de Joseph K., modèle du juif paria selon Goldschmidt : « Je ne lisais pas, c’était plutôt comme si précisément, quelqu’un d’autre était en moi. […] Cette lecture savait quelque chose de moi que personne ne devait savoir ; elle savait de l’inavouable » et plus loin, « Joseph K., c’était moi ». Avant un dernier chapitre de l’essai intitulé « Kafka », le chapitre « Le poing dans la bouche » approfondit le lien existant entre Joseph K. et le juif sommé de cacher le fait qu’il est juif. C’est dans ces pages que revient l’obsessionnelle fessée. En effet, Goldschmidt la retrouve dans un chapitre peu commenté du Procès, le chapitre V (« Le fouetteur), dans lequel Joseph K. surprend dans un débarras trois hommes pris dans un curieux échange sadomasochiste. L’un, le fouetteur, est gainé de cuir et les deux autres reçoivent la punition. Or, ces deux hommes ne sont autres que les gardiens Franz et Willem venus arrêter un matin Joseph K.. Ces pages de Kafka brûlent d’un érotisme diffus qui renforce le trouble de l’adolescent surpris de se retrouver dans cette scène où le bourreau peut devenir victime — ce qui supposerait que la victime puisse aussi prendre du plaisir à la punition, à l’instar du jeune Goldschmidt jouissant presque sous les coups de verge au pensionnat.

La lecture de Kafka ne cesse de relancer chez Goldschmidt son obsession pour une faute qu’il n’a pas commise mais qu’il ne peut pas ne pas avoir commise. Ainsi le début du Poing dans la bouche s’éclaire-t-il, à rebours encore une fois,  à la lumière de la référence au Procès. L’écriture différée, justifiée par la lecture différée d’un texte fondamental, permet de mieux comprendre le crime d’exister formulé avec tant de désespoir : « J’avais toujours su que je n’aurais pas dû exister », « bouche inutile, parasite destiné à l’extermination », « par les seules contingences historiques, on est ainsi d’emblée voué à l’indémontrable identité » qui provoque une « suffocation » du fait de « l’appartenance coupable ». « Tricheur du destin », « resquilleur de vie », l’enfant caché comprend soudain sa détresse dans le temps prospectif qu’autorise la littérature. Le savoir de l’enfant Goldschmidt, d’abord réduit à une intuition fulgurante, se retrouve légitimé et médité en profondeur par le temps de l’après, porteur de consolations grâce à la lecture.

L’après-Shoah consistera alors pour lui à maintenir la zone de flou qui faisait la teneur de son enfance et à répéter, en écriture comme dans la vie réelle, la scène primitive de la fessée, à éprouver le vertige du corps dans un geste presque cathartique. Goldschmidt habitera la banlieue, dans des pensionnats pour enfants rescapés, puis dans une zone trouble, à la lisière de la capitale et de la banlieue : un XVIIe arrondissement étrangement grisâtre, où il mûrit ses réflexions sur la frontière — traversée des deux langues comme frontière de soi avec autrui. De ces réflexions sortiront ces écritures dites différées sur son enfance, autobiographique ou fictionnelle, qui prolongeront, non plus dans la vraie vie, mais dans la littérature le « trouble » éprouvé pendant la guerre. Ce n’est plus le corps qui porte le trouble : désormais la littérature est le trouble.

Un lien se tisse ainsi entre la quête par la littérature de quelque chose qui échappe (« Tous les « écrivains » ont toujours poursuivi quelque chose qui leur échappait et dont « l’échappement » était la matière même de leur écriture ») et l’attirance de Goldschmidt pour une littérature qui part en quête des origines, les « textes de l’origine interdite » c’est-à-dire la « littérature de l’orphelin ». Si Goldschmidt fait de durs reproches à la langue allemande, la traduction lui permet de retrouver une forme de nostalgie de la langue maternelle perdue. L’écrivain, en sondant la langue allemande et en l’arrachant au passé nazi, retrouve une autre enfance, longtemps oubliée :

Sous la langue d’accueil, l’autre langue donc continuait à vivre, cette langue qu’on avait dans le corps et au travers de laquelle s’étaient mises en place les impressions premières : le chant du coucou, le craquement des moyeux de charrettes, la voix des parents, le passage du vent, les premiers mensonges et les premiers émerveillements, la langue maternelle, la langue tant aimée avait tout accompagné.

Toutes impressions traduites d’abord en français mais puisées dans un substrat allemand — comme une tentative pudique de retrouver l’origine muette d’une enfance heureuse dissimulée par une Catastrophe vécue, elle, durant une autre enfance.

Georges-Arthur Goldschmidt, Le Poing dans la bouche, Verdier, 2004

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5 réponses sur « Le Poing dans la bouche de Georges-Arthur Goldschmidt »

    • Claire Laloyaux

      Ah oui, j’avais sauvegardé ce lien ! Et quand on est motivé, cette série en 5 parties : http://www.franceculture.fr/emission-a-voix-nue-georges-arthur-goldschmidt-15-rediffusion-2013-01-14
      Il y a quelque chose de très touchant dans son oeuvre, étonnamment peu commentée, et ça se retrouve chez le bonhomme, volubile et encore très attaché à son « mythe personnel ». J’ai rarement retrouvé une telle croyance en l’idée de corps fait langue et une telle pénétration de textes qui l’ont littéralement façonné : il en parle avec une vraie générosité.

      • Iliana

        Ah, je ne savais pas qu’A voix nue avait consacré un cycle à Goldschmidt. Il faut que je trouve un moment pour y jeter une oreille !
        Et oui, en effet, il a une façon très impressionnante de parler de la langue. Littéralement, comme tu le dis, comme faisant corps avec l’être. J’avais aussi trouvé ça très déroutant en écoutant l’émission. Mais évidemment cela est lié à son histoire.

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