L’Orgie latine de Félicien Champsaur

Danseuse_terre cuiteRoman-monstre, L’Orgie latine de Félicien Champsaur est une plongée jubilatoire dans la Rome bariolée et sulfureuse de l’année 48, sous le règne de Claude. Baroque, ce roman l’est par la richesse d’une intrigue qui sait peindre, avec tout ce que la fiction permet d’excès, le luxe et le stupre de la cour impériale, autour de Messaline, et les bas-fonds de la cité, peuplés d’errants, de chrétiens, de prostituées et de gladiateurs toujours prêts à se défier. L’histoire commence comme les premiers romans grecs : Daphnis et Chloé s’appellent ici Sépéos l’Egyptien et Karysta la Tanagréenne, et s’aiment d’un amour encore chaste. Évoluant dans un camp de Bohémiens, ceux-là même qui commencèrent à fasciner les écrivains et artistes dès la fin du XVIIIe siècle[1], le petit couple est trop naïf pour ne pas écouter les présages de la mère de Sépéos, la vieille Géo, hostile à laisser filer son fils avec une jeune femme d’une autre origine. Mais, tout comme l’écriture de L’Orgie latine est guidée par un Champsaur facétieux et exubérant, prenant un malin plaisir à étirer l’intrigue jusqu’au débordement, le destin de ses personnages, de même, suivra les avertissements de dieux auxquels presque tous ne veulent pourtant plus croire. Qu’il soit le fait de la Bohémienne, annonçant que Karysta mourra après sa troisième danse, ou d’amants (Messaline et Silius) désireux de tromper l’empereur, le présage est ce qui relance à chaque fois l’intrigue et la fait basculer vers le tragique et le bain de sang.

Le roman, en effet, hésite entre plusieurs registres et parvient à savamment les entremêler : tantôt rêverie presque élégiaque dans un camp de Bohémiens, tantôt récit épique dans la description des combats de gladiateurs, tantôt récit érotique lorsque Messaline « arde » et participe aux orgies, tantôt farce bouffonne (et très drôle !) dans la dernière partie du livre, L’Orgie latine est à sa façon une déclinaison des romans-fleuves des siècles précédents, écrite dans un style filandreux et chargé d’images. Car si la matière est antique, puise dans l’imaginaire populaire et est traversée par les interprétations trop partiales des « historiens » latins, en particulier au sujet de Messaline, succube vorace, le propos et la forme surtout sont étonnamment contemporains. Champsaur dit quelque chose d’une liberté de moeurs et de ton(s) qui semble déjà s’être perdue avec la modernité. Les veillées nocturnes, bruyantes et parfumées ne sont jamais condamnées : elles sont plutôt joyeusement célébrées par l’auteur et présentées comme une évidence qui, de fait, étonne le lecteur contemporain.

Si Messaline incarne la créature insatiable et cruelle — c’est elle qui est à l’origine de la mort de Karysta, du supplice de Sépéos, insensible à ses charmes, et du martyre de l’émouvante Filiola, la jeune chrétienne double de Karysta —, elle reste pourtant attachante tant son désir de vie et ses manigances apparaissent comme un absolu que peu peuvent atteindre et que beaucoup jalousent. A l’opposé de cette outrance se trouvent les premiers chrétiens, délicatement décrits par Champsaur, notamment lorsqu’ils se rassemblent autour de l’apôtre Macris, le soir, dans les catacombes romaines. Eux aussi recherchent une autre forme d’absolu dans l’espérance d’un salut après la mort et d’une vie exempte de péchés et de vengeances. La lente conversion du fruste Sépéos, qui cherchait d’abord à venger la mort de Karysta, figurera cette traversée d’un monde païen encore trop épris d’une justice sanguinaire à l’aurore d’un monde débarrassé de ses noires colères. Point de moralisme toutefois : ce christianisme naissant est encore loin des rigorismes d’une religion sur le point d’être instituée.

Ainsi se constitue un univers romanesque où trouvent place les désirs les plus vifs et les spiritualités et sensualités les plus singulières. L’intrigue n’est pas la seule à être généreuse : digne des meilleurs romans « expérimentaux », la composition du roman l’est également en accueillant la forme romanesque la plus réjouissante par ses rebondissements et le genre théâtral entrecoupé de pastorales érotiques tout en puisant dans l’imaginaire pictural  — tant certaines scènes se figent en des ralentis suivant l’oeil du lecteur (ainsi de la mort tragi-comique du gladiateur Manechus, distrait pendant son dernier combat par l’apparition lente et calculée du sein de Messaline). S’il ne prétend rien révolutionner et s’inscrit dans la longue tradition littéraire du roman antiquisant, L’Orgie latine est de ces romans foisonnants et audacieux qui manquent beaucoup, me semble-t-il, à la littérature contemporaine.

On retrouvera sur le blog des éditeurs du Vampire Actif, un remarquable dossier d’extraits et d’études en quatre parties, signé Hugues Béesau, l’auteur de la riche préface : http://vampirereactif.canalblog.com/archives/2012/10/15/25336460.html

On saluera aussi le travail de mise en pages de Karine Cnudde, qui offre avec L’Orgie latine un objet beau et élégant.

Félicien Champsaur, L’Orgie latine [1903], Le Vampire Actif, coll. Les Rituels pourpres, 2013

[1] Voir le très riche article de Ferdinand Baldensperger, « L’entrée pathétique des Tsiganes dans les Lettres occidentales » (Revue de littérature comparée, 1938) http://fnasat.centredoc.fr/opac/doc_num.php?explnum_id=303

Une réponse sur « L’Orgie latine de Félicien Champsaur »

  1. Desmodus1

    Tout simplement MERCI pour ce très beau papier qui rend hommage à un texte injustement oublié, voire volontairement tu.
    Littérairement vôtre.
    Desmodus1

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