Intermède : Le Bois de Vincennes de Nigoghos Sarafian

© Dorothee Deiss
© Dorothee Deiss

Le Bois de Vincennes s’étend de la Marne au Don et même plus bas, couvrant aussi une grande partie de la mer Noire. Il atteint parfois le ciel. Il passe par-delà mes nostalgies et mes souvenirs. Il plane au-dessus d’une patrie utopique et inconnue. Et les matins des dimanches et des jours de fête, l’été, avec la consécration de la clarté de l’aurore, avec le frémissement couleur de sève de ses arbres transparents, je suis transporté dans la plus extrême exaltation. Un navire qui sort des ténèbres. L’herbe déborde, s’étend fraîche et pure, elle me parle. Les cimes silencieuses des arbres balancent, capturant et dégageant une lumière. Les ombres s’étendent. Air et terre et plantes sont de miel. A travers les nuages qui s’enfuient déchiquetés, et à travers le cours triste et vain de mes années, je découvre le sens de mes agitations d’enfant ivre de la mer, l’émotion vague de l’espérance.

Mais le bois me tourmente aussi. Un tribunal : « Dites toute la vérité, rien que de la vérité ». On entend mon coeur battre de colère et de confusion. Et le bruissement des arbres comme un murmure de terreur. Il naît une lumière comme une décharge électrique au sommet des arbres. Une explosion et un éclair. Le choc entre le positif et le négatif, l’enfant et l’adulte, l’intellectuel et l’ouvrier, entre l’exilé et l’assimilé, entre la beauté qui me conduit aux laideurs et ces laideurs qui me stimulent. Le bois me mène jusqu’à la plus extrême contradiction. Il devient un champ de crimes. Il marche quelquefois au fond d’une mer rouge, dans les silence et les lumières qui s’attachent à mes membres. Un monde englouti. Et son fantôme rouge provenant de son sang avec les mêmes créatures monstrueusement transformées. Le soleil rayonne rouge. Les ombres rouges. C’est l’heure où l’odeur des arbres, enivrante mais tragique, devient peu à peu oppressante. Les oiseaux se sauvent avec des cris de djinns devant l’obscurité qui tombe en silence. J’entends encore le bruit du balai quand, un jour nuageux, le gardien me faisait ramasser l’or des feuilles mortes, alors que j’étais sans travail. On entend dans le vent la plainte de la fierté blessée du balayeur d’illusions.

Désolation du bel automne qui se dégrade. Il passe de temps en temps une charrette pleine de branches coupées, écorcées, elle s’éloigne lentement comme celle qui, remplie de cadavres nus et mouillés et les yeux ouverts, remontait de la gare de Rostov, un jour de bataille ; et les arbres agités par le vent et les herbes abondantes qui ondoient rappellent le navire de la foi qui remontait le fleuve de l’espoir, pour se retrouver toujours au pied du rapide inviolé. Toute vérité donne l’envie d’une nouvelle vérité. Toute révolution mène à une autre révolution. Laquelle est la vraie ?… Parfois, je m’assieds, las. Devant moi les abris souterrains pour les nuits des bombardements. Les souvenirs des temps où les hommes vivaient comme des taupes. Devant moi les bastions déserts des anciennes armées victorieuses. Misère. On entend dans le gouffre le grondement de la ville.

Nigoghos Sarafian, Le Bois de Vincennes, trad. Anahide Drézian, Parenthèses, coll. Arménies, 1993

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