
C’est un livre remarquable que publient les éditions Noir sur Blanc ce mois-ci, soixante ans après la mort de Staline : La Grande Terreur en URSS 1937-1938 du photographe Tomasz Kizny, déjà auteur du tout aussi volumineux Goulag (éd. Solar, 2003), impose par son format et son ambition. Composé de trois parties, calquées sur une histoire qui peine encore à s’inscrire dans la mémoire collective russe, cet album, qui est aussi un essai, reconstitue trois temporalités, ou plutôt trois manières successives de repenser la mort de quelques 750 000 hommes et femmes en à peine seize mois. L’ouvrage est centré sur la Grande Terreur et plus particulièrement sur celle, très secrète, qui toucha toutes les franges de la population et accompagna les grandes purges des agents les plus zélés du régime après l’assassinat de Sergueï Kirov en 1934.
La première partie montre ainsi de nombreux portraits de condamnés à mort pris par les autorités pour les besoins de l’exécution, les photographies ne servant pas essentiellement à alimenter les dossiers mais à certifier aux bourreaux que l’individu à éliminer correspond bien au portrait pris quelques heures, quelques jours voire plusieurs mois avant l’exécution. Ces portraits, extraits des archives, sont accompagnés d’une rapide biographie de chaque victime et, surtout, c’est aussi ce qui finit par hanter, de leurs noms. Certains d’entre eux s’inscrivent dans la mémoire tant les visages interpellent et deviennent ce que Jean Cayrol appelaient des « dispositifs d’alerte ». Indéchiffrables malgré la souffrance que l’on voudrait lire sur eux, les visages marqués par la détention sont pourtant encore d’une terrible beauté qui impose le silence du seul recueillement. On lit sur eux de multiples nuances, la bouche serrée pouvant indiquer la détermination du condamné alors que le regard manifeste de la peur, fuit l’objectif ou au contraire le fixe avec bravade. Certains regards paraissent hallucinés, comme celui (ornant la couverture du livre) terrifié d’Alekseï Grigorievitch Jeltikov — on voit à la toute dernière page l’entrée de l’immeuble à Moscou où il fut arrêté.
Il ne faut pas voir dans la suite accablante de photographies des victimes et dans la litanie de noms une dimension esthétique. Ces photos sont là pour dire et redire une extermination qui s’est faite dans le plus lourd secret et s’est achevée par un effacement presque complet des dossiers des victimes — on mentait aux familles sur le devenir de leurs proches — et un oubli conscient des lieux de massacres. A ces portraits saisissants le nom ajoute une force d’invocation, dans son sens premier : il répare à sa manière une occlusion de la mémoire qui s’est perpétuée les décennies suivantes, même durant les périodes de relative ouverture (sous la « glasnost » notamment). Le souvenir de la Grande Guerre patriotique — c’est ainsi que l’on nomme en Russie la Seconde Guerre Mondiale — s’est surimposé à un autre souvenir, autrement plus douloureux car touchant à l’intimité d’un peuple. Tandis que la mémoire de la guerre glorifiait la victoire et le sacrifice des soldats, celle de la Terreur déchirait le tissu social, supposé avoir été solidement cousu depuis la Révolution et soutenu par la défiance à l’ennemi. L’ennemi, pourtant, n’était pas qu’allemand, la menace n’était pas qu’extérieure : aux yeux des dirigeants et des bourreaux zélés, les répressions politiques avaient pour objectif de traquer et d’éliminer des ennemis bien plus sournois. Classées selon leurs crimes supposés (koulaks, fils de koulaks, « déviants » de l’idéologie soviétique, « nostalgiques » du tsarisme…) et leurs origines (beaucoup de Polonais, d’Allemands, de Finlandais et de Chinois ont été arrêtés et exécutés suivant les vagues d’épurations nationales), les victimes attestaient par la violence qui leur était faite de la déchirure d’un peuple, bien plus soudée par la paranoïa que par la croyance en un avenir radieux.
Les listes de noms qui saturent l’espace de la page disent la mécanique folle d’un régime s’amputant lui-même — les bourreaux devenant fréquemment les prochains condamnés s’ils ne finissaient pas fous. Elles disent l’ampleur d’un massacre organisé dont on a peine à suivre la cadence et le non-sens tenant lieu de logique totalitaire : d’août 1937 (suivant l’ordonnance de Staline et de ses plus proches collaborateurs de juillet) à novembre 1938 environ 50 000 exécutions par mois eurent lieu, soit près de 1600 par jour — il n’était pas rare que les nuit d’exécutions voient disparaître en un même lieu cinquante, cent voire plus de deux-cents condamnés. Les condamnés à mort appartenaient à la « première catégorie » des « nuisibles », la seconde catégorie englobant les personnes condamnées à une peine de dix ans de travaux forcés et envoyées aux camps du Goulag — la peine de dix ans était d’ailleurs presque toujours prolongée. On estime que cette deuxième catégorie de condamnés concerna plus de 800 000 personnes. Ces chiffres effrayants parcourent l’ensemble de l’ouvrage. J’ai été très saisie en effet par la précision documentaire qui accompagne chaque portrait de condamné et chaque lieu du massacre. Prises dans le présent de la quête journalistique et mémorielle de Tomasz Kizny, les photographies des lieux d’exécution organisés par le NKVD et des fosses communes sont d’autant plus frappantes que des notices sur le nombre de victimes y ayant été ensevelies et sur l’histoire de la découverte et des tentatives de reconnaissance de ces lieux y figurent à leurs côtés. Elles signalent ce que la banalité apparente de l’image tait de nouveau, referme sur elle, comme les nouveaux bâtiments, la neige et la végétation recouvrent les corps pourris, agglutinés, sans noms, sans effets personnels, à part ces quelques rares objets (lunettes, chaussures à talons, peignes, pipe…) qu’a retrouvés et patiemment rassemblés Veniamine Grigorievitch Glebov.
Ce retour à un passé anesthésié qui fait amnésie dans la mémoire collective, et surtout politique, constitue le deuxième temps fort du livre de Kizny. Bien qu’une mémoire globale, nationale, des crimes de la Grande Terre n’existe pas (encore ?) en Russie, des initiatives portées par les familles de disparus et l’association Memorial constituent patiemment une mémoire intime de cette catastrophe, parallèle à une autre, encore trop méconnue elle aussi, celle de la Shoah dans les « terres de sang ».

Les lieux du massacre, tels qu’on les voit sur les photographies de Kizny, paraissent fragiles car soumis au temps de la destruction et de l’oubli. Mais apparaissent sur plusieurs d’entre elles des reliques familiales et des traces d’un passé, là où les corps sont anonymes, privés de sépultures et d’hommages : photographies des victimes, dernières paroles d’adieux, circonstances de la mort, étoles brodées autour des arbres (une tradition ukrainienne à Bykovnia) et, pour les lieux les mieux consacrés, discrètes stèles commémoratives, croix orthodoxes rappelant la répression féroce de la religion sous Staline.

La mémoire de la Grande Terreur se constitue ainsi par une mémoire intensément visuelle, dessillante à plus d’un titre, suggérant un monde englouti, un « monde à part » relégué dans les souterrains de l’histoire. Elle est essentiellement portée aujourd’hui par des lieux de mémoire (l’expression a rarement été aussi juste), disséminés sur les territoires de l’ex-URSS, de la Biélorussie, de l’Ukraine, des frontières de la Finlande au grand Nord en passant par la Kirghizie et l’Extrême-Orient russe. La carte figurant les fosses communes étudiées et photographiées ou non et les centres administratifs où les fosses n’ont pas encore été trouvées impressionne par l’envergure du dispositif totalitaire, par l’empreinte du crime sur le paysage. L’histoire et le souvenir de la Grande Terreur passent moins par le témoignage direct (à l’exception du Goulag qui a donné lieu aux témoignages essentiels d’un Chalamov par exemple) que par ses cicatrices visuelles. Ils s’écrivent avec une cartographie, une topographie qui loin de mythifier les lieux de la Catastrophe, comme c’est trop souvent le cas aujourd’hui pour les camps de concentration et d’extermination nazis, redessine une généalogie brisée par le non-savoir et raconte des parcours de vie tragiquement déformés par les autorités soviétiques.
La recherche de ces lieux s’apparente à une quête de vérité et de relégitimation de vies déchirées et considérées à l’époque comme dérisoires. L’enquête de Kizny, des familles de disparus et des membres de l’association Memorial rejoint un peu les recherches conduites autour de la mémoire de la Shoah en ex-URSS. Pour cette mémoire-là aussi les témoignages directs, des victimes elles-mêmes, font défaut parce qu’elles étaient très vite fusillées ou parce que leurs dernières paroles ont été étouffées, détruites ou sont encore peu accessibles. Restent là aussi des lieux de mémoire arpentés et fouillés, patiemment recensés, commémorés avec beaucoup de difficultés face à des autorités peu conciliantes — ainsi de l’histoire complexe du « ravin des bonnes femmes » (Babi Yar) où la reconnaissance du génocide juif peine à se faire. Restent là encore des témoignages oculaires de personnes qui n’étaient pas concernées par les vagues d’arrestation, de personnes qui n’auraient pas dû se trouver là ou de proches laissés dans l’angoisse de la disparition, et non de la mort. Danilo Kiš, dont l’oeuvre oscille entre la mémoire du génocide juif et ses démêlés avec le régime soviétique, exprimait bien le traumatisme de la disparition d’un père (juif hongrois) dont il ignorait le sort après son départ pour le camp. Son beau cycle familial se comprend comme une geste du père disparu, haussé aux dimensions de la légende. Le portrait du père fantasque et un peu fou est une manière de poursuivre par-delà la disparition (et non la mort que l’enfant ne voulait pas tout de suite admettre) un dialogue avec lui, de faire de la légende une archive-tombeau, le texte jouant le rôle d’état civil fantaisiste : « les scènes dans lesquelles apparaît mon père sont une sorte de négatif, les images de son absence ».
De même, la troisième partie de l’ouvrage de Kizny explore la douleur de la disparition d’un proche, les parents le plus souvent, par les « orphelins de la Terreur ». Une lecture attentive des notices biographiques montre l’extraordinaire continuité entre les parties, l’histoire des condamnés photographiés de la première partie se poursuivant dans les mots de leurs enfants.

Loin de l’aride recensement des disparus, la troisième partie émeut profondément par le lien qu’elle tend à créer entre ces autres visages bouleversants, déjà fortement marqués par l’âge, et le lecteur, qui entre avec pudeur dans leurs histoires intimes. Paroles de soulagement pour avoir retrouvé l’endroit où leurs proches avaient été enterrés (« Mon âme est en paix, je peux mourir » dit Elizaveta Piotrovna Chatalova), réquisitoire contre l’inertie et les mesquineries de la Russie, rappels brûlants des arrestations la nuit, hommage discret au père dans l’après (l’une des témoins dit être devenue océanographe, avoir continué à jouer au tennis jusqu’à ses soixante-treize ans et s’être souvenue des noms de toutes les étoiles pour honorer la mémoire d’un père qui lui avait transmis ses passions), poèmes d’impuissance (« Je ne sais que dire / Car je n’y étais pas / Et n’ai pas connu / Le siècle chien-loup / […] Ce n’est ni ma faute ni mon mérite / Si, en des temps pas si lointains, / Je n’ai pas eu le sang d’innocents sur les mains, / Si je ne suis pas mort dans l’opprobre et l’oubli. » Mikhaïl Lvovitch Polatchek) et rêves d’impuissance (« Ma mère rêvait souvent de mon père, moi cela ne m’est arrivé qu’une seule fois. Dans mon rêve, il était assis dans un fauteuil, je savais que c’était lui, mais je n’arrivais pas à voir son visage, il était indistinct, dans l’ombre. » Zoïa Igorovna Kalachnikova), chagrin que le mari n’ait pas su qu’il allait avoir un fils, dernière vision de la mère aimante (« Je me souviens de la robe que ma mère porte sur la photographie faite en prison — une robe en marquisette bleu foncé avec un dessin clair et un petit col blanc. Il faisait chaud ce soir-là, elle la portait et était sortie comme ça. Maman s’était cousu cette robe pour l’été. » Maria Stanislawova Budkiewicz), histoire tragique d’une petite fille dévouée à son père arrêté, l’attendant tous les jours sur les marches d’un escalier : autant de récits de vie qui font aussi de l’ouvrage de Kizny un livre-mémorial. Si ces paroles ne sont pas institutionnalisées, elles façonnent, à côté de la topographie de la Terreur, une constellation testimoniale, nécessaire pour que l’histoire ne se heurte pas à d’autres silences et mensonges, pour que la mémoire fasse aussi histoire et l’enveloppe tout entière, là où un passé s’est fait éclipse. Comme le dit Iouri Alekseïevitch Dmitriev, qui a dirigé de nombreux travaux d’exhumation pour l’association Memorial de Carélie :
Un homme ne devrait pas disparaître sans laisser de traces. Il devrait avoir une tombe. Les êtres humains se distinguent en cela des papillons. Les papillons vivent brièvement et n’ont pas de mémoire, les hommes vivent longtemps et se souviennent. Ils devraient se souvenir. La mémoire, c’est une des choses qui fait qu’un homme est un homme, qu’un peuple est un peuple, et pas uniquement une population.
L’incroyable somme de Tomasz Kizny et de ses contributeurs (Dominique Roynette, Christian Caujolle, Sylvie Kauffmann, Arseni Roguinski et Nicolas Werth) nous rappelle la persistance et la tessiture d’une histoire qui pénètre et laisse sa trace, même fuyante, dans les corps au deuil impossible et dans l’humus qui les enveloppera avec les leurs par-delà l’anéantissement.
Impressionnant…
J’ai l’impression que depuis quelques temps, le rôle de l’URSS dans l’entre-deux-guerres et pendant la Seconde Guerre mondiale est en train de prendre de plus en plus de place dans les recherches et les publications historiques. C’est une très bonne chose.
Ce livre a l’air de présenter un travail extrêmement important : rendre leur existence aux victimes.
Voilà c’est tout à fait ça.
Si tu veux en (sa)voir plus, mercredi soir dans le 18e il y aura une soirée autour du livre : http://www.leseditionsnoirsurblanc.fr/actualites/actualite-550 (il faut réserver sa place)
Merci beaucoup !