Intermède : Tsiganes de Jan Yoors

etoiles-constellation-araPour T. B.

J’évoquerai d’abord la couleur de mon âme : l’immensité du ciel omniprésent, l’éternité de l’instant où la nuit n’était que la continuation du jour, la boue, l’eau bue saumâtre, l’inconfort… Le défi des incessants départs, les tourbillons de poussière, les arbres rares, les vents plaintifs, le ciel nocturne rassurant… Le piaffement des chevaux, le cercle des roulottes, les feux de camp, les jeux des enfants, l’aboiement des chiens… Les raids de la police montée, la dignité des Rom, leur magnétisme animal, le lac où, au soleil, jouaient les carpes, la venue du crépuscule….
Je m’étais approché du camp. Des chiens jaunes au poil raide et à l’air mauvais montrèrent les dent puis se mirent à aboyer. Il y avait sur le terre-plein quinze roulottes disposées de façon à ne pas être vues de la route. Autour des feux, des femmes étaient accroupies. Elles avaient de grands yeux expressifs, des dents éclatantes, une peau mate, des cheveux noirs au point d’en paraître bleus. Elles portaient au cou, aux oreilles et aux bras, des pièces d’or qui tintaient chaque fois qu’elles faisaient un mouvement. Leurs robes à volants étaient de couleurs voyantes, très amples, et tombaient jusqu’aux chevilles ; le corsage échancré laissait voir la naissance des seins. Ces femmes paraissaient pleines de santé et de vitalité. Des hordes d’enfants aux pieds nus jouaient autour des roulottes ; quelques-uns vêtus de haillons, la plupart nus. A l’extrémité du camp, les chevaux étaient attachés à de longues chaînes ; et naturellement il y avait des chiens, d’innombrables chiens au regard féroce. Des hommes étaient étendus à l’ombre d’un chêne. Des spirales de fumée bleue montaient dans l’air pur imprégné de l’odeur forte du feu de bois. Même à distance, les voix claires de ces Gitans résonnaient avec une intensité à laquelle je n’était pas habitué. Se mêlaient à elle, un peu plus loin, les coups sourds d’une hache, le renâclement des chevaux, le claquement occasionnel d’un fouet et les vagissements d’un nouveau-né, tout cela contrastant avec les alentours du campement.
Les roulottes étaient montées sur de hautes roues, avec trois fenêtres de chaque côté et une double porte. Les parois extérieures étaient de chêne naturel verni, le toit était blanc. Des piles d’édredons recouverts d’un tissu à fleurs fané prenaient l’air au soleil.
J’avais douze ans quand les Tsiganes, tard dans le printemps, passèrent par ma ville. Je décidais d’aller voir ces gens merveilleux dont mon père m’avait si souvent parlé. Depuis la veille, ils campaient sur un terrain vague. Demain sans doute, ils seraient partis, ne laissant comme trace de leur passage que quelques foyers noirs, des déchets et de l’herbe foulées. Et il ne subsisterait sur eux que des rumeurs.
Quittant la route pavée, j’écartai les hautes herbes et pénétrai dans le camp. J’eus tout de suite l’impression de marcher sur un sol étranger mais n’en éprouvai aucune angoisse. Les adultes ne firent pas attention à moi, mais quelques garçons de mon âge vinrent me rejoindre à l’endroit où l’herbe avait été foulée : la ligne séparant deux mondes.
Je m’adressai à eux en espagnol, croyant à tort que c’était la langue qu’ils comprenaient le mieux. J’associais les Tsiganes à l’Andalousie, au soleil, au flamenco, au vin de Manzanilla. Trop de gens s’imaginent que ces nomades viennent uniquement d’Espagne, de Russie, de Hongrie ou de Roumanie.
Les petits Tsiganes me répondirent en mauvais allemand. Entre garnements on est tout de suite à l’aise. Ils me montrèrent les chevaux, me détaillant minutieusement leurs qualités et leurs défauts, apparemment insoucieux que je ne pusse leur répondre. J’étais gêné de me retrouver aussi déconfit et craignis qu’ils ne me jugent à l’aune de mon ignorance sur les chevaux.
Un des garçons s’appelait Nanosh. Il avait de long cheveux d’un noir de jais. Une chemise blanche, très sale, découvrait sa jeune poitrine. Mes nouveaux amis me firent faire le tour du propriétaire. […]
Les deux autres garçons s’appelaient Laetschi et Putzina. Ce dernier était coiffé d’une extraordinaire casquette d’officier de marine et portait autour du cou, comme tous les membres de la tribu, un foulard de soie aux couleurs vives. Je retirai mes souliers afin d’être nu-pieds comme Nanosh, Laetschi et Putzina. Porter des souliers me paraissait la chose du monde la plus normale, comme se laver la figure et se brosser les cheveux. A ce que je pouvais en juger, mes nouveaux amis n’étaient pas soumis à ce genre de supplices. Je n’en fus que plus surpris de constater qu’ils s’étaient approchés de mes souliers et les essayaient à tour de rôle. Des garçons plus âgés se joignirent à eux, mais comme leurs pieds étaient trop grands, ils firent, avec ma permission et mon inquiète approbation, des entailles dans le cuir. Cela me décida à rester dans le camp jusqu’à la nuit tombée. Je ne pouvais pas risquer d’être vu nu-pieds par des voisins ou des camarades d’école. […]
Des heures passèrent. L’humidité montait du sol, mais personne ne semblait s’en apercevoir. Quand les Tsiganes allèrent s’étendre sur leurs grands lits de plumes, il était trop tard pour que je rentre à la maison. J’acceptai avec reconnaissance l’invitation que me fit Nanosh de coucher avec lui et ses nombreux petits frères. Je me glissai tout habillé sous l’un des édredons. Couchés sur le dos, nous regardions le ciel. Je vis une étoile filante et montrai du doigt à Nanosh l’endroit où elle avait disparu. D’une voix étouffée, il me dit de ne jamais faire cela, parce que chaque étoile dans le ciel est un homme sur la terre. Une étoile filante signifie qu’un voleur s’est enfui et qu’il y a beaucoup de chances pour qu’on le rattrape si on la désigne à quelqu’un. « Mon cousin Kore, poursuivit Nanosh, est sorti ce soir avec le fils de Kalia et il n’est pas encore rentré…» Nanosh me tourna le dos et quelques minutes plus tard je l’entendis respirer doucement dans son sommeil. Au loin, un chien aboyait. Je pensais à l’étoile filante et à l’homme qu’elle représentait. C’était la première fois que je couchais en plein air et j’étais trop ému pour dormir. Je regardais les fantastiques monticules qui m’entouraient. Ces édredons aux couleurs fanées éclairés par la lune avaient quelque chose de mystérieux. Etais-je sûr de ne pas rêver ?

A écouter à propos de Jan Yoors, une intervention d’Alain Reyniers à l’occasion du colloque « « Tsiganes », « Nomades », un malentendu européen » (Paris & Pau, octobre et novembre 2011).

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