Irène, Nestor et la Vérité de Catherine Ysmal

matthew swiezynskiA lire le stupéfiant monologue d’Irène qui ouvre le livre, on songe rapidement à quelques plumes écorchées, Sylvia Plath, Sarah Kane ou Alejandra Pizarnik, pour lesquelles l’élocution, plus que l’écriture, était une déchirure tendue vers un ailleurs impossible à atteindre, vers « les hauts-plateaux et à la pointe qui comporte la dernière pierre du continent ». Comme ces incandescentes, Irène avait « toujours rêvé d’aller au bout. » Mais réduire à une écriture féminine cette parole en formation, ce que j’appellerai après d’autres une forme de vie en devenir, serait quelque peu décevant. Car Irène, que j’imagine un peu sous les traits de Yolande Moreau, cherche précisément à s’affranchir de ce rapport homme-femme entretenu avec Nestor, son mari qui ne la comprend plus et croit entendre en elle une autre voix, « étrangère », qui ne répondra plus au son de la cloche qui la faisait venir auprès de lui comme un vulgaire bétail. L’histoire d’Irène est celle d’une éclosion, d’une libération murie et permise par la dilatation progressive des perceptions — ce que d’aucuns s’autorisent à qualifier de folie :

C’est en revenant de ces hautes pierres que l’on me dit folle la première fois ; folle de parler à un oiseau, folle d’y voir mes espérances et leur chute comme un corps. Et puis il y en eut une deuxième et une troisième quand j’entrepris sans prudence, j’en conviens, de sortir de ma cage. Je marchais. A chaque pas, un mot déjà, à chaque pas la possibilité d’en trouver un autre, même hésitant, balbutié.

Bien qu’Irène se refuse à porter des lunettes, toute myope soit-elle avec ses « yeux vitreux, mouillés comme il disait, lacs calmes et sensibles ou bien fondus de roches sur lesquelles l’eau bondit et se casse ou coule », le monde qui se dessine autour d’elle affermit au contraire sa vision, agrandit son regard. C’est en absorbant le monde qui l’entoure, en l’assimilant presque physiquement qu’Irène apprivoise sa propre langue, faite de silences et de dérapages, de courbures et d’arrêts :

Tenir le monde dans mon ventre, le déployer, le bercer comme un enfant et le voir sauvagement poli, grossièrement frappé, miroir de soi dans lequel seraient visibles le mouvement de l’ombre, celui de mon corps et des pensées qui le forgent.
L’attrait d’un espace qui écarte les pupilles, confère au regard de nouvelles hauteurs vers des chemins de broussailles. Aveuglée chez moi, je me dis qu’il y a partout à voir.

Différent de la logorrhée appuyée sur la fausse vérité du dictionnaire, le mot chez Irène fait surgir une identité longtemps contenue par une vie de couple terne et par l’inconscience d’un « être en soi ». Le premier monologue, semblable à une renaissance alors même que la situation paraît tragique (Irène serait déjà internée), fait émerger une parole qui se module dans la sensibilité extrême au monde naturel, à ce monde des êtres muets qu’ont toujours chéris les écrivains de la voix minorée, de Hofmannsthal à Kafka. Désolidarisée de ses proches, Irène préfère s’agacer des ricanements d’Alice, la mouette, approcher doucement son monde au bord de la falaise, comme Hofmannsthal s’émouvait de « l’agonie d’un peuple de rats » dans sa célèbre lettre de renoncement au langage transparent.

Proche de la tradition du monologue intérieur dans sa dislocation de la syntaxe et son esthétique du bégaiement — différente du ressassement de Nestor —, ce premier monologue est le terreau d’une voix qui naît d’emblée poétique. Loin de n’être faite que de pensées éparses, cette voix se façonne par son étonnement à faire corps, littéralement, avec ce qui s’effaçait du quotidien morne, répétitif et bourdonnant partagé avec Nestor. Cette langue qui finit par contaminer les deux autres monologues, ceux de Nestor et de son ami Pierrot, est une langue qui boitille, se recompose au fil des promenades et rêveries clandestines, qui claudique et se heurte à cette ombre s’imposant de jour en jour entre Nestor et Irène : cet ersatz de « Vérité », qui n’est que la vaine tentative d’aplanir la langue, de l’arraisonner, de la ramener au bercail, à ce qui n’en fait qu’un automatisme, certes grammaticalement correct, mais vidé de sa substance, à l’image des draps désormais froids et sans plis après le départ d’Irène, parce qu’ils n’abritent plus son corps.

Plus que le drame de la séparation d’un couple qui ne s’entend plus, ne se répond plus :

C’est venu comme ça, vite dans leur histoire, la guerre des mots. Questions qu’ils se posent, sans réponse la plupart du temps. Ou sonnés par les réponses qui leur viennent, l’un pour l’autre. Boomerang aussi.
Quoi-quoi ? Croassement éternel.
Caquètement la journée.
Ronflements la nuit car même là, ça parle.

comme le raconte Pierrot, Catherine Ysmal façonne le drame — au sens premier d’action — d’un langage qui accouche dans la douleur d’une incompréhension. Nombreuses sont les phrases qui examinent le corps, des mains rougies par la vaisselle à la sueur aigre qui perle entre les seins, et le ramène à ses fonctions premières de déglutition et d’excrétion de liquides semblables à l’encre de mots qui ne se forment pas bien sur la page — à l’inverse des définitions précises et irrévocables des dictionnaires. Irène a bien cette cicatrice sur le ventre qui intrigue les deux hommes qui ont fini par avoir peur d’elle. On pense bien au deuil d’un enfant, à sa mort prématurée, à son départ définitif à partir duquel le langage s’épaissit d’un chagrin renouvelé, d’un désir de retraite — elle se fera dans un bois où ne respirent que des êtres inoffensifs, de ceux qui ne briseront pas un verre sous l’effet de la colère. Ce chagrin redouble la naissance d’Irène qui demeura, avant la véritable diction, semblable à la mort : « J’éructe ma vie forgée aux pires matériaux maudissant ma première naissance qui me tua d’un seul coup. » Qu’elle existe ou pas, cette cicatrice, de plus en plus visible à mesure que les paroles des trois personnages se chevauchent et tracent leurs vérités, marque l’obscurité d’un corps qui ne se laisse plus pénétrer que par un monde surréel, imaginaire, convoqué déjà par les montages décousus faits par Irène avec des magazines et par le dictionnaire qui « a précisé ses intentions, les a rythmées en apportant pour chaque lettre des découvertes nouvelles, de la matière sur laquelle elle s’est précipitée. Affamée. ». Irène est de ces créatures enfantines sans âge et sans contours, « vivant dans une fiction qu’elle inventait au gré de ses besoins. »

La cicatrice marque aussi l’accouchement d’une voix singulière qui ne s’embarrasse plus de la logique, ni même d’une autre institution, l’hôpital psychiatrique, qui cherche encore à la parquer, à la délimiter. Si Nestor reste « obsédé » par Irène, comme le lui fait remarquer Pierrot, s’il cherche inlassablement à percer sa vérité, Irène au contraire sort de ce cercle étroit en l’élargissant précisément, jusqu’au débordement. Irène est de celles qui prisent les chemins abandonnés, les lignes tordues plus que les points fixes :

La ligne tue, j’en suis certaine. Du moins dans mon esprit de rocailles qui chante les songe-creux et qui ne supporte que du pli, le pli d’une robe, le faux pli que je lisse la journée durant, prenant ma paume pour un fer chaud.

Elle arpente déjà dans ses visions — qui la font passer pour une illuminée — un terrain accidenté, où les couleurs se mélangent, où le bleu se retrouve facilement dans le vert. Rien d’étonnant à ce que progressivement elle néglige le ménage et ne se soucie plus des plis d’un lit mal refait. La vérité d’Irène, qui s’écrit désormais avec un v minuscule, est dans la froissure, dans l’accident. Cette écriture tellurique répand une vérité toujours branlante car faite d’incertitudes, de soudains découragements : lorsque le cerveau bouillonne mais que la parole s’arrête en chemin, peine à s’affirmer devant des langues-systèmes, devant ceux qui parlent toujours avec une longueur d’avance, je me retrouve avec émotion dans ce fragile personnage :

De ma bouche ne s’élève aucun cri et pourtant je me dis pétrie de hurlements. Je le sais de mes joues chaudes et de mon ventre qui gratouille. Des mots inconnus. Des sensations nouvelles.

Mais il n’y aura toujours en face, en guise de réponse, qu’une frustration, un monologue suspendu dans le vide, un effort d’assemblage qui oublie la moelle de la vie :

A qui dois-je expliquer, tracer les faits, redire ? Je suis seul ici de toute façon. A qui ? A Je, cet homme ? Un Je qui est moi. A Il, le mari d’Irène, Nestor, l’être humain ? […] Et le dire avec quels mots ?

Mise à part l’issue bien plus tragique, il y a quelque chose de Nestor dans le narrateur du récit très poignant de Dostoïevski, La Douce. Comme lui, le mari abandonné parle à une absente, jusqu’à l’apostropher par-delà la mort, jusqu’à recomposer leur histoire, jusqu’à fabuler des intrigues au risque du ressassement, de la parole qui rumine son échec. L’amant ne peut retracer une relation et en expliquer la fin, l’échec, par le moyen du dictionnaire : il y manquera toujours la chair malléable, se soustrayant aux fausses évidences. « Monsieur Nestor » paraît bien sûr moins doux qu’Irène alias la corneille, « le bec légèrement bombé, autre bizarrerie de la bête, comme le nez d’Irène rond et proéminent qu’à force de voir l’un à la place de l’autre, je confondais » ; mais ses monologues, ses rabâchages plutôt, son « ronronnement d’Irène », sont empreints du désespoir touchant les êtres qui regrettent, jusqu’à se noyer dans l’alcool et envisager le suicide, de ne pas avoir su accorder leur timbre à celui de l’être aimé, d’avoir souhaité que l’autre ne soit qu’ « ombre » :

Faut pas non plus croire que dans ma tête c’est toujours clair. Ça l’est le plus souvent et des morceaux entiers le sont encore, mais je constate que plus le temps passe, plus les faits s’étiolent comme des vaguelettes sur une mer foncée. Le temps les aspire. Les faits ne deviennent pas plus limpides mais remplis de tréfonds inconnus, oui, comme jetés dans la mer, cette pieuvre qui vit du noir et qui absorbe tout.

La douleur de n’avoir pu donner un (autre ?) enfant à celle qui est partie ailleurs vient s’ajouter à la perte d’une identité factice, celle du couple que Nestor croyait former avec sa femme malgré les disputes et les malentendus, les soupirs et les accrochages. Elle amplifie la souffrance jusqu’à la colère contre ce dérisoire substitut d’enfant, ce dictionnaire qu’il faut désormais lacérer :

Le couteau est allé droit dans la couverture, droit dans ce corps de mots qui m’a enlevé ma femme. Droit. Debout que j’étais, planté dans ces huit centimètres.
Je venais de trouver un coupable.

A la lumière étrangement aveuglante de cette histoire de délitement, chacun retisse dès lors sa parole, compose son monologue par-delà les décrochages syntaxiques et les défaillances lexicales. Catherine Ysmal a ici l’art d’arrimer le rythme de chaque forme de vie à un corps qui se métamorphose au point d’épouser les contours d’une nature caméléon :

Sur le sable, une forme de corps au loin, je marche lentement. Quelque chose de rigide, de décomposé et d’étendu. C’est à cause des cheveux verts que j’ai réalisé que ce n’était pas une personne mais une branche d’arbre charnue avec, à son sommet, un reste de filet de pêcheur. Sur cette plage, la nature mêlée à l’ouvré avait eu raison de ma mauvaise vue ou de ma vie peut-être, l’intuition que j’avais d’elle, une vie s’allongeant, se tissant de rituels précis. […] Sur cette plage, ce corps ; je me suis dit que cela devait être mourir.
Je n’ai pas grande pensée sur les choses mais il me semble me souvenir d’une gaieté jadis vécue et de ricochets qui ont bondi longtemps. La terre est homogène et grise et si je pouvais voir mon teint, sans doute le verrais-je de cette couleur ou bien amidonné, visage de pâte séchée, ou encore comme un tissu blanc passé à la javel sur lequel restent des traînées jaunâtres au contour des yeux.

Courbé et rouillé par les rhumatismes chez Nestor, étonnamment souple chez Irène, le corps façonne une langue qui n’est plus seulement vocable mais aussi voire surtout organe que l’on triture et mâchonne, recrache et ravale jusqu’à ce qu’il en sorte une pénétration intime du sensible. A la ruche de Pierrot qui bourdonne viennent s’imposer d’autres mélodies, d’autres bruissements entre la solitude pleine d’entre-voix et de « mots mille-pattes » de Nestor et la langue hallucinée d’Irène, « l’oeil du Cyclope », accordée à un monde soudain gonflé, ouvert, si cher à Rilke, et figuré par l’excès d’une écriture, celle de Catherine Ysmal cette fois, qui renverse l’apparent et le banal. Cela faisait longtemps que je n’avais pas été autant heurtée par des phrases qui m’échappaient d’abord puis s’insinuaient en moi jusqu’à me rendre indifférente à la logique du récit. L’histoire d’Irène et de Nestor est comme cette fameuse tapisserie défaite chaque nuit et relançant la ruse de tous ceux qui brodent et enchevêtrent la parole faite texte, lequel n’est pas autre chose qu’un tissu. Le très beau premier livre de Catherine Ysmal est comme la danse sauvage d’une Irène qui « redécouvre [s]a colonne, [s]e cambre, dresse, chahute. [S]es bras se déploient en lignes sinusoïdales. »

Catherine Ysmal, Irène, Nestor et la Vérité, Quidam éditeur, 2013

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