Aharon Appelfeld : absorber l’enfance terrifiée

Aharon Appelfeld à l'âge de cinq ans
Aharon Appelfeld à l’âge de cinq ans

C’était un temps où les émotions se succédaient à toute vitesse, un temps où on les éprouvait sans les reconnaître, un temps où le corps commandait, où les humeurs, la sueur, la salive, l’urine exprimaient ce que la parole ne savait ou n’osait exprimer.

Evelyne Krief, Une enfance interdite ou La Petite marrane

Écrivain israélien originaire de Bucovine, orphelin de mère dès le début de la guerre puis envoyé avec son père dans les « camps » de Transnistrie avant de s’enfuir seul et de survivre à une enfance faite d’errances et de cachettes, Aharon Appelfeld a composé et compose encore une oeuvre à l’écoute des vies fragiles menacées par la Shoah.

Tsili, publié en 1983, avant Histoire d’une vie (1999), et prélude fictionnel nécessaire à la mise en forme autobiographique, laisse voir l’envers destructeur de la contemplation d’une petite fille un peu simplette et abandonnée par les siens pendant la Shoah. Histoire d’une vie, à la bordure de l’essai, sera son versant plus heureux : conclu par l’arrivée en Israël et l’apprentissage de l’hébreu, le parcours de vie qui s’y trace à partir des vagabondages d’un petit garçon affirmera plutôt l’intelligence et la consolation du geste contemplatif pour l’enfant esseulé. L’enfant, appelé Erwin une seule fois dans tout le récit, construit sa perception de la catastrophe à partir d’éléments qu’il concentre à l’intérieur de lui-même suite à ses contemplations : « vous contemplez ce qui vous entoure, vous l’absorbez, puis vous scrutez à l’intérieur, vous scrutez votre âme. […] La contemplation, ce n’est pas regarder, c’est prendre de l’extérieur et intérioriser. » Alors que la petite Tsili paraît être une créature ne sachant pas bien confronter les données extérieures à son intériorité, Erwin revoit ses parents en rêve ou lors d’hallucinations afin de reconstruire une intériorité brisée par la perte soudaine de la mère. La contemplation « me faisait oublier la faim et la peur, et des visions de la mort me revenaient. […] L’enfant sur le point d’être oublié dans cette solitude sauvage, ou d’être tué, redevenait le fils de son père et de sa mère, se promenant avec eux l’été dans les rues, un cornet de glace à la main, ou nageant avec eux dans le Pruth. Ces heures de grâce me protégèrent de l’anéantissement spirituel. » La contemplation est autant celle de la forêt, de la rivière, à laquelle se réfère souvent Appelfeld dans ses textes sur les enfants, que des parents imaginés. Souvent, ces contemplations réelles et imaginaires se rejoignent en une hallucination qui transfigure la nature :

L’eau <du ruisseau> dessilla mes yeux et je vis ma mère qui avait disparu depuis longtemps. Je la vis d’abord debout près de la fenêtre, en contemplation […] mais soudain elle tourna son visage vers moi, étonnée que je fusse seul dans la forêt.

L’emploi du verbe « dessiller » est particulièrement révélateur de cette influence réciproque de l’enfant contemplateur et de l’extérieur contemplé. La perception des enfants, Tsili ou Erwin / Aharon, s’affine par des mises au point fréquentes dirigées vers un extérieur d’abord hostile (surtout dans Tsili) puis rendu familier. Les éclats de mémoire résultant de la perception se recomposent au gré des observations successives, des mises au point corrigées par l’expérience. La temporalité de ces textes est certes entièrement soumise à la systématisation progressive du génocide, à l’obligation de déguiser ses origines et de se cacher, mais elle est aussi dépendante du propre rapport de l’enfant à son temps intérieur. L’enfant construit sa propre perception de la catastrophe en concurrence (en résistance) à la menace toujours plus grandissante de la mort prochaine. Tandis que la mort paraît de plus en plus inévitable de jour en jour, la contemplation, nécessaire à ces enfants en tant qu’elle nourrit leur regard sur l’extérieur et apprivoise ainsi ce dernier, opère comme un contretemps salutaire. Si elle donne parfois au lecteur le sentiment que le récit piétine, elle permet toutefois au personnage de se retrouver, de se retrancher en lui-même pour affiner de plus en plus sa compréhension intuitive de la catastrophe à venir. Ainsi, ce qui eût passé pour un récit déceptif et des tergiversations apparaît en réalité comme une temporisation nécessaire à la survie.

Un passage d’Histoire d’une vie montre encore que la perception enfantine figurée par Appelfeld puise essentiellement dans une mémoire sensorielle :

Chaque fois qu’il pleut, qu’il fait froid ou que souffle un vent violent, je suis de nouveau dans le ghetto, dans le camp ou dans les forêts qui m’ont abrité longtemps. La mémoire, s’avère-t-il, a des racines profondément ancrées dans le corps. Il suffit parfois de l’odeur de la paille pourrie ou du cri d’un oiseau pour me transporter loin et à l’intérieur.

Tout est dit de cette mémoire fragmentaire composée à partir des quelques bruits et odeurs retrouvés dans le présent de l’après-Shoah et de l’écriture. Il ne s’agit plus de rechercher le temps perdu, mais les sensations perdues, celles qui ont témoigné d’un rapport privilégié à la nature et aux animaux lorsque l’adulte écrivain était encore un enfant survivant à un temps qui cherchait à nier le vécu singulier. Le monde clos de l’enfance, y compris en temps de guerre et sous la menace du génocide, est nourri de ces cris d’oiseaux et d’hommes que l’enfant n’oubliera jamais. La mort de la mère est par exemple ramenée dans Histoire d’une vie à un cri (« Ma mère fut assassinée au début de la guerre. Je n’ai pas vu sa mort, mais j’ai entendu son seul et unique cri. »), comme si la synecdoque disait mieux la sidération et le traumatisme subi par l’enfant qu’un récit trop pathétique, à quoi se soustrait toujours Appelfeld. Les différentes sensations ramassées en perceptions — odeur de la paille, clapotis du ruisseau, chants des oiseaux, cris de la perte définitive, hallucinations — achèvent de donner à cette écriture enfantine recréée une dimension éclatée : chaque élément de la nature doit être déchiffré car il peut être soit le signe d’une menace soit un réconfort pour l’enfant esseulé. Le patient chemin parcouru par Tsili, moins vive que son double Erwin, dessinera une vision d’autant plus élargie qu’il est creusé par les incompréhensions de la fillette devant une histoire qui cherche à l’empoigner avec violence.

C’est alors, peut-être, à la nature environnante de redonner de la lumière aux craintes enfantines, très proches ici des peurs primitives qui nourrissent les contes. Les mauvaises saisons qui rendent la survie difficile signifient certes métaphoriquement l’inéluctabilité de la destruction du peuple juif ; mais elles rendent compte aussi du vécu particulier de la petite fille. La portée symbolique de la nature dans cette fable est donc moins dirigée vers l’ensemble du peuple juif, dont, du reste, Tsili se désolidarise par sa solitude et son abandon par sa famille, que vers l’enfant. Même si le récit n’est pas incarné par sa voix (n’est pas à la première personne), il la concerne directement par ce qu’elle vit dans cet univers des contes. Elle survit et se nourrit comme un animal — l’image ne cesse de revenir sous la plume d’Appelfeld romancier et critique —, n’a plus les mots pour dire sa survie précaire et paraît étrangement absente de la communauté des survivants. Ainsi, la disparition de Marek après qu’il l’a mise enceinte signifie aussi la complète mise à l’écart de cette enfant. Marek est en effet un ancien déporté, marié et père, qui s’est enfui d’un camp. Alors que Tsili aurait pu former avec lui une union de survivants de la Catastrophe, la disparition brutale de Marek atteste peut-être de la singularité extrême du destin de Tsili. Même si elle s’embarque à la fin du livre pour Israël, son voyage avec l’ensemble des rescapés n’est qu’une maigre consolation. Rien n’est fait pour qu’elle s’intègre, en dépit des efforts de la prostituée Linda, la « reine des divertissements ». Ne reste pour Tsili que le « désespoir nu », le même que celui du brancardier qui la secourt lorsque les forces lui manquent.

Appelfeld, avec Tsili, a peut-être moins cherché à dire quelque chose sur la tragédie du peuple juif assassiné que sur une créature absolument seule, réduite à un son. En lisant ce court roman, on s’imagine moins Tsili sous les traits d’une petite fille banale que sous ceux d’une petite créature, à la frontière du monde animal, et qu’il s’agirait de sauver. Tsili est en effet parcouru par une tonalité messianique qui rend constamment le destin de la petite fille problématique. Si la fin du récit montre une Tsili rassemblée avec d’autres rescapés à Zagreb et en partance pour la future Israël, la Catastrophe a néanmoins assombri la tonalité messianique. Par conséquent, l’enfant lui-même ne peut pas être montré tout à fait comme un enfant, porteur symboliquement d’avenir et d’espoir. Sa perception singulière le rapproche plutôt de ces créatures tantôt aveugles tantôt extra-lucides (via des contemplations notamment) qui envahissent les textes sacrés, et sont réévaluées à l’aune d’une catastrophe elle-même bien réelle, la Shoah. Autant qu’une prophète en miniature, Tsili est une petite fille des contes, une petite poucette qui doit trouver son chemin dans une campagne et une forêt hostiles.

Les petits personnages ne cessent pourtant pas de jouer ou de vouloir jouer ; aucun ne renonce tout à fait à son enfance même si une forme de lucidité lui fait deviner son destin. L’oeuvre d’Appelfeld est innervée par la fable dans ce qu’elle a de plus inventif et de plus salutaire pour des enfants qui se sauvent un temps de la Catastrophe par le jeu et l’identification à des figures de la littérature enfantine. Le recours à des figures qui travaillent les motifs du chétif et de la créature à sauver (animaux, fous, idiots) dit combien l’identification à ces figures sert, sinon de catharsis, du moins de résistance pour ces « nourrissons de la nature » que furent les enfants en fuite et/ou cachés. Ces enfants, certes de papier, mais ombres de déportés et d’enfants cachés réels, se dessaisissent de leur solitude par leur attachement à l’univers du jeu à l’origine même des contes, y compris les plus effrayants, comme l’avait bien compris Jerzy Kosinski en plongeant le garçon de L’Oiseau bariolé dans un univers horrifique.

Loin de n’être qu’un simple divertissement, au sens propre, le recours à des figures tirées de la nature ou des contes révèle aussi la nudité complète de ces enfants. La nudité est à prendre évidemment au sens figuré : elle désigne selon Appelfeld le dénuement le plus total. Dans L’Héritage nu, un ensemble de conférences revenant sur son enfance, la naissance de la littérature de la Shoah et l’avenir de la judéité, Appelfeld explicite cette nudité propre aux victimes enfantines : « Plus rien ne restait de vous-même. Votre nudité devint un acte manifeste d’accusation. » Au regard nu qui fait des enfants des « créatures d’observation » s’ajoute une judéité mise à nu car sans tradition, balayée par la guerre. Ces enfants sont nés et ont grandi avec la guerre, n’ont pas connu le « monde d’hier », et dès qu’ils eurent saisi leur identité juive, celle-ci leur fut refusée, dut leur être cachée. L’affection portée à la nature, aux animaux et aux créatures des contes viendrait alors combler un monde perdu, mort à la naissance.

La littérature, même si elle puise dans une réalité anthropologique, donne ainsi forme à une vie enfantine faite d’imaginaire, où la guerre même peut se vivre comme un jeu dont il faut triompher pour survivre. La perception enfantine est alors faite d’ « images isolées », de « clichés flous d’un paysage d’hiver, d’une aurore lugubre », de « cris » et de « crissement », de « coups de feu », rendant la réalité autant étrange, fantasmatique que terrifiante, comme dans un conte. Danilo Kiš, en qualifiant son vécu sous la Seconde Guerre Mondiale de « tremblements d’un chiot », disait bien toute la fragilité de l’enfant victime et témoin et tout le secours que pouvait lui procurer une nature protectrice et réimaginée par ses rêves et ses frayeurs.

Plusieurs difficultés empêchent dès lors une perception de la menace par la parole : les mots portent la mort en eux, accusent déjà la future victime qui les formulera. Bien que forcé, le silence est une protection même s’il conduit au mutisme, à se taire plutôt qu’à apprécier le silence et à peser les mots. La guerre, pour Tsili, est passée dans l’écoute et l’observation des signes de la Catastrophe — et c’est ce qui rend au premier abord la saisie de celle-ci si primitive. Frappés par l’interdit des questions accusatrices, les enfants n’ont plus comme identité et mémoire que leur corps, réceptacle de leurs intuitions, puits de leurs sensations. L’autocensure opérée sur la langue libère un autre langage, celui du corps qui, certes, peut encore révéler l’identité juive (si l’enfant est circoncis), mais absorbe d’abord la menace et aide à mieux la percevoir parmi les signes trompeurs. La nudité de ces enfants juifs livrés à eux-mêmes est alors semblable au minimalisme, revendiqué, de l’écriture en « mode mineur » d’Appelfeld, moins simple que densifiée par ce qu’elle laisse filtrer de silences. C’est ce silence-là, nourri d’un avant qui n’a pas eu le temps d’éclore, qui produit de brutales trouées heureuses dans un quotidien angoissant :

Ma mère fut assassinée au début de la guerre. Je n’ai pas vu sa mort, mais j’ai entendu son seul et unique cri. Sa mort est profondément ancrée en moi — et, plus que sa mort, sa résurrection. Chaque fois que je suis heureux ou attristé son visage m’apparaît, et elle, appuyée à l’embrasure de la fenêtre, semble sur le point de venir vers moi. A présent, j’ai trente ans de plus qu’elle. Pour elle, les années ne se sont pas ajoutées aux années. Elle est jeune, et sa jeunesse se renouvelle toujours.

Ces hallucinations, proches de l’inspiration religieuse, seraient plus fréquentes chez les enfants selon Appelfeld car ils auraient un contact plus immédiat avec la nature : « c’était vous et le monde, sans séparation ». Consolatrices, elles rétablissent le lien coupé avec les morts :

Dans la forêt, personne ne meurt de faim. Voici un buisson de mûres et là, sous le tronc d’arbre, un plant de fraises de bois. Je trouvai même un poirier. Sans le froid la nuit, j’aurais dormi plus. A cette époque, je n’avais pas encore une vision précise de la mort. J’avais déjà vu de nombreux morts dans le ghetto et le camp, et je savais qu’un mort ne se relevait plus, que sa finalité était d’être jeté dans un trou, et malgré cela je ne percevais pas la mort comme une fin. J’espérais sans relâche que mes parents viendraient me chercher. Ce fol espoir m’accompagna durant toutes les années de guerre, il s’élevait de nouveau en moi chaque fois que le désespoir posait ses lourds sabots sur moi.

Cette croyance en la survie des êtres perdus, en un dialogue renouvelé avec les morts relève strictement de la foi, d’un pari : « À vrai dire, tout le temps que dura la guerre, mes parents se confondaient avec Dieu en une sorte de chœur céleste […] destiné à venir me sauver de ma vie malheureuse ». La solitude extrême engendre de telles épiphanies à l’époque du désastre : elles ne sont pas un pis-aller, mais constituent pour l’enfant un refuge à l’intérieur de lui-même.

Après ses années de vagabondage dans le désert ukrainien puis les campagnes ruthènes, Appelfeld suivra en 1944 comme ses personnages une unité soviétique qui se dirigera vers la Yougoslavie puis l’Italie. En 1946, il débarquera en Eretz-Israël. Il vivra d’abord dans un kibboutz et fera son service militaire : c’est dans ces premières années qu’il sera confronté à l’obstacle d’une langue qu’il ne maîtrise pas encore, l’hébreu. Erwin qui se fait ensuite appeler Aharon doit se détacher de ses langues maternelles, l’allemand en particulier, afin d’embrasser une nouvelle identité. L’expérience sera douloureuse pour l’enfant :

L’effort pour conserver ma langue maternelle dans un entourage qui m’en imposait une autre était vain. Elle s’appauvrissait de semaine en semaine et à la fin de la première année il n’en demeura que quelques brandons sauvés des flammes. Cette douleur n’était pas univoque. Ma mère avait été assassinée au début de la guerre, et durant les années qui suivirent j’avais conservé en moi son visage, en croyant qu’à la fin de la guerre je la retrouverais et que notre vie redeviendrait ce qu’elle avait été. Ma langue maternelle et ma mère ne faisaient qu’un. A présent, avec l’extinction de la langue en moi, je sentais que ma mère mourait une seconde fois.

Appelfeld fait l’expérience du plus complet déracinement : il est à nouveau exposé à la « nudité ». Il choisit alors d’abriter sa mémoire intime dans une nouvelle identité entièrement recréée par une autre langue. La mémoire de l’enfant reste mais elle doit se fondre dans une langue adulte — l’hébreu constituant la langue de la maturité. Il faudra donc du temps et de longues années de familiarité avec la nouvelle langue « maternelle » pour pouvoir écrire l’œuvre-témoignage sur une enfance vécue dans d’autres langues. L’espace de la fiction joindra ses langues maternelles (allemand, yiddish, roumain, ruthène…) à sa langue d’adoption. Tsili et Erwin évoluent dans une Babel de langues durant l’enfance, Babel certes dangereuse si elle les trahit, mais Babel qui les rattache à leurs racines. L’hébreu accueillera en ses fibres la Babel de l’enfance en y enfermant le secret de la mémoire, toujours discret, en demi-ton.

Plutôt que par le récit documentaire, la « légende intime » d’Appelfeld, son enfance recréée par son imaginaire et dépliée en de multiples visages permet de renouer avec les origines, enfantines pour Appelfeld, de la littérature. Pour lui en effet, ce sont les enfants qui auraient façonné la littérature de témoignage pendant la Catastrophe par leurs chants, par leurs acrobaties et leurs imitations. Contrairement aux récits trop fidèles des adultes rescapés, les enfants sauront inventer une littérature plus libre et étrangement plus conforme à ce qu’ils ont vécu : la littérature de témoignage consistera à « créer une mélodie inédite que seuls les enfants, dans leur aveuglement, pouvaient inventer. » L’aveuglement, qui n’était pas de l’inconscience, était paradoxalement plus porteur que la lucidité trop sûre d’elle. Les enfants « épuraient leur souffrance, comme sans doute seul un chant folklorique y parvient. » Tant qu’Appelfeld n’avait pas pris acte de la force de l’imaginaire, il ne pouvait pas dépasser le stade de la banale autobiographie. Que Tsili précède Histoire d’une vie ne change au fond rien au raisonnement. Histoire d’une vie n’apparaît pas comme un retour en arrière (à l’autobiographie) : l’histoire de sa vie est l’histoire d’une vie parmi tant d’autres, peut-être exemplaire mais qui n’a pas pour but d’être ramenée au seul témoignage. Il reste encore de la fiction dans ce texte prétendument autobiographique. Non pas du mensonge, mais un don pour la fable, pour les récits elliptiques délivrant du sens sur la Catastrophe (ainsi du chapitre sur l’enclos où l’on enfermait les enfants avec les loups ; de tel autre sur Gustav Gustman, double de Janusz Korczak). L’irréalité de l’extermination impose donc une autre manière d’envisager le récit de vie : non pas la simple autofiction, mais une « légende intime » saturée d’images et tournée en œuvre testimoniale et testamentaire.

L’oeuvre d’Appelfeld modèle ainsi de livre en livre des mémoriaux aux enfants disparus en ne cessant de décrire ses personnages comme des silhouettes fragiles, sur le point de disparaître comme Tsili, mais qui restent là pour témoigner de la mort de leurs semblables. Silhouettes fragiles certes mais également souvenirs d’enfances rendues exceptionnelles à force d’être confrontées à une réalité trop effroyable. L’énigme de l’enfant d’autant plus invulnérable qu’il est dérisoire en fait tout autant une figure d’avenir que de connaissance inédite. Préfaçant L’enfant brûlée recherche le feu de Cordelia Edvardson, Georges-Arthur Goldschmidt revenait sur ce savoir propre à l’enfant : « l’enfant est celui qui sait tout avant que cela n’arrive et qui se sait coupable de toute façon, coupable de rien, mais d’autant plus coupable, comme si la conscience était au bout du compte cela même que vise l’extermination », et spécifiant la conduite de la petite Cordelia, « elle le savait justement de ce menu savoir, presque imperceptible dont la voix est si forte chez les enfants. C’est pourquoi les enfants sont à la fois le trouble et les témoins ; ils créent le malaise. Ce qu’il faut c’est tuer le malaise et c’est pourquoi l’Allemagne s’en est à ce point prise aux enfants. »

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