La littérature des ravins : Écrire sur la Shoah en URSS

Pierre Pelligrini, série Tree Landscapes
Pierre Pelligrini, série Tree Landscapes

Ravin aux bords tordus, tu es la déchirure d’une plaie immense,
Tu es désert, sauvage, et seuls les vents grondent sur ta tête.
Tu noircis comme un gouffre quand, défonçant les ténèbres,
Les feux de la ville t’entourent comme un fauve qu’on capture.
[…]
Les sans-noms dorment dans tes tréfonds sombres comme l’iode.

Iouri Kaplan, « Babi Yar », 1959

Les éditions Robert Laffont, qui avaient permis la réédition corrigée du Babi Yar d’Anatoli Kouznetsov en 2011, viennent de faire paraître une étude essentielle menée par Annie Epelboin et Assia Kovriguina. Essentielle, cette étude l’est par ce qu’elle révèle de l’intrication de mémoires douloureuses dans les territoires de l’ex-URSS (actuelle Russie, Ukraine, Biélorussie, Pays Baltes en particulier) : la mémoire de la Shoah a été et reste encore occultée par des mémoires concurrentes, histoire de la Terreur et des déportations aux camps du Goulag, souvenirs de la collectivisation forcée et de la Grande Famine de 1932-1933. La première partie de l’ouvrage reconsidère le « façonnement de la mémoire » en ce qu’il donna lieu à des dénis, des oublis et des travestissements de l’histoire. Le mythe de la « Grande Guerre patriotique » — l’expression est l’équivalent russe de la Seconde Guerre Mondiale — qui a cherché à exalter la cohésion du peuple soviétique et son héroïsme a aussi eu pour effet de minimiser, jusqu’à l’étouffement, la spécificité du génocide des Juifs sur les « terres de sang » de l’ex-URSS. Il s’agissait autant de taire les complicités des populations non juives, ukrainiennes en particulier, fortement marquées par le traumatisme de 1932-1933 et parfois farouchement antisémites, que d’amalgamer les victimes derrière l’étiquette commode mais mensongère de « population civile ». Si de très nombreuses victimes non juives ont aussi disparu dans les ravins, notamment les partisans, les prisonniers politiques, les Tsiganes et marginaux de toute sorte, la réécriture de l’histoire soviétique a profondément remodelé la mémoire des peuples soviétiques, oublieuse de ses histoires et de ses mésententes. Les Juifs disparaîtront durant la guerre dans les ravins, fusillés par milliers des journées entières sous l’oeil des habitants épargnés du fait de leurs origines, ou mourront d’épuisement dans les camps de travail, ou de faim et des conditions de vie effroyables dans les nombreux ghettos.

Bien que la fin de la guerre signe la défaite de « l’ennemi fasciste », selon la phraséologie soviétique, elle n’apaise pas pour autant les haines. Le mythe de la grande nation héroïque implique la stigmatisation de boucs-émissaires, déjà présents avant-guerre, comme l’atteste la triste tradition des pogroms : les Juifs sont les nouveaux ennemis du peuple soviétique, et Staline s’emploiera à intensifier leur traque en raison de leur supposé « cosmopolitisme ». On connaît déjà le sinistre « complot des blouses blanches » ; il faudrait ajouter à la longue liste des persécutions des Juifs la parution empêchée du Livre noir conduit par Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossman, aidés de nombreux correspondants de guerre et écrivains, ainsi que la « Nuit des poètes assassinés », le 12 août 1952, qui voit la dissolution du Comité antifasciste juif et le meurtre de grandes figures de la littérature yiddish (parmi elles Peretz Markish et David Bergelson). Après les grands massacres commis par les nazis la destruction du peuple juif et de sa culture se poursuit donc sous Staline par un écrasement délibéré de l’histoire de la Shoah. Dans les longues décennies qui courent jusqu’à la chute du régime rares sont les périodes qui favoriseront l’émergence d’une mémoire plurielle, attentive aux vécus singuliers et soucieuse de faire des lieux de mémoire des lieux de recueillement recontextualisés. L’histoire de Babi Yar, le « ravin des bonnes femmes », où eut lieu le plus grand massacre de victimes juives les 29 et 30 septembre 1941, est révélatrice des louvoiements des autorités, de leur indifférence même puisque le lieu a depuis été aménagé en centre de loisirs, les stèles commémoratives, peu éclairantes sur la spécificité du génocide, étant très maladroitement disséminées dans le parc : « […] l’absence de monument / est sans doute un monument à quelque chose. », comme le pressent le poète Ritali Zaslavski.

Par conséquent, l’émergence d’une « ère de témoin » à l’Est s’est faite très difficilement, les auteurs de récits de témoignages et de poèmes ayant eu à faire face au rejet de la population et des autorités et, pire, à la censure, à l’autocensure et à des mesures d’exclusion et d’exil forcé. Tandis que des témoignages sur les tueries s’écrivaient déjà durant la guerre, les années qui ont suivi ont soudainement rétréci la marge de liberté des témoins. Les tentatives d’uniformisation de la littérature s’étaient déjà exprimées dans les années 1930 par la création d’une Union des écrivains et plus encore par le canon du réalisme socialiste, caractérisé par sa fausse transparence et sa naïveté tourné vers le bonheur du soviétisme accompli. Après guerre, le canon s’imposa et réduisit considérablement la possibilité de témoigner d’une catastrophe qui, précisément, échappe à une telle esthétique. La sidération produite par la vue des ravins remplis de cadavres, parmi lesquels se trouvaient les proches — les correspondants de guerre étaient d’abord dépêchés sur leur lieu natal —, déterminait un style soit volontairement neutre jusqu’à la sécheresse, soit souvent heurté, parfois maladroit quand il hésitait entre la déploration grandiloquente et la fidélité aux canons esthétiques de l’époque. Malgré des gaucheries attestant de compromis avec le pouvoir ou l’occultation des victimes juives derrière un nous trop collectif, ces premiers essais d’une autre littérature de témoignage cherchaient leur voie entre la dissidence et la soumission aux organes de la censure : l’objectif était de faire connaître malgré tout un passé longtemps tu et atrophié, « la mémoire hébétée / recroquevillée au fond de l’âme / [et qui] dort » (Lev Rojetskine).

Précieuse par le corpus ignoré qu’elle fait découvrir au lecteur français, la seconde partie de l’ouvrage livre ainsi une anthologie, qui reste à enrichir d’autres langues (dont le yiddish) et d’autres archives, de ces écrivains, poètes et romanciers, du présent de la Catastrophe et de l’après, qu’ils aient tardé à livrer leur expérience de l’anéantissement ou qu’ils soient des « enfants de Babi Yar », héritiers de parents et de grands-parents dont ils ne font que deviner la trace dans les ravins. En plus du caractère inédit de ces textes, totalement inconnus jusque-là ou seulement des spécialistes, ce parcours dans la « littérature des ravins » (l’expression, fort juste, est d’Assia Kovriguina qui poursuit sa thèse sur le sujet) réinterroge les attendus occidentaux de la littérature de témoignage relative à la Shoah. Si la littérature des camps (ou littérature concentrationnaire) a longtemps dominé le champ de la recherche et s’est nourrie des nombreuses oeuvres-témoignages des déportés juifs ou politiques, c’est parce qu’elle inscrivait Auschwitz comme mythe et comme seule image de l’extermination. Face au camp il n’y avait de place ni pour les ghettos ni pour la Shoah par balles ni même pour l’expérience angoissante des enfants cachés ou errants dans les territoires occupés. Le mérite de l’étude d’Annie Epelboin et d’Assia Kovriguina est de considérer un autre modèle, non pas concurrent mais auxiliaire à une juste compréhension de la Shoah et de la figure du témoin, c’est-à-dire aussi des poétiques de la Catastrophe. Les pays occidentaux ont souvent retenu le rescapé (le revenant) du camp de concentration comme figure achevée du témoin ; l’extermination par la mitrailleuse laissait, elle, d’infimes chances de survie.

La littérature des ravins est donc essentiellement le fait de tiers, de « porteurs de mémoires » (Patrick Desbois) chargés de parler pour les disparus jusqu’à l’identification déchirante car coupable au double assassiné : « Je suis recouvert par le sort des Juifs », avoue ainsi Naoum Korjavine, évacué à temps de Babi Yar à l’âge de quinze ans. Qu’il soit d’origine juive ou non, le témoin qui hérite d’un passé qui lui appartient sans qu’il en ait pourtant fait lui-même l’expérience destructrice articule une « parole nouée, exigée et interdite, parce que trop longtemps rentrée, arrêtée dans la gorge et qui vous fait étouffer, perdre la respiration, vous asphyxie, vous ôte la possibilité même de commencer », comme l’écrivait une autre héritière, Sarah Kofman, dans Paroles suffoquées en 1987. L’incapacité à témoigner dans un régime politique qui aplanit tout témoignage insoumis ajoute à l’impuissance du témoin absent. À lui d’être « celui qui a les yeux ouverts en face de l’Histoire et se fonde en éternité pour élever, tout à la fois à travers son moi singulier et l’événement collectif, un chant qui tente de restituer l’homme au-delà de son malheur » (Jean Starobinski). La singularité étranglée devant la masse anonyme reposant au fond des ravins définit une tonalité endeuillée, « le bourdon effroyable du désastre », comme sous la plume de Ludmila Titova :

Au-dessus des bonheurs vagues et des catastrophes,
Comme s’il était le signe de mon destin enragé,
Un point d’orgue soulève son sourcil étonné
Sur la note de la douleur.
Et le son en perdure et règne sur tout,
Un son unique, comme si désormais
N’existaient plus ni thèmes ni couleurs,
Mais seulement la douleur sans remède.

Bien que l’accent du chagrin soit désormais monocorde, tel un cri reliant les engloutis et leurs échos-témoins, le choeur endeuillé est cet oeil et cette voix qui résistent à la désespérance et au silence de l’oubli, celui du monde englouti « des nappes blanches et des verres du sabbat » (Boris Sloutski).

Annie Epelboin et Assia Kovriguina, La Littérature des ravins. Écrire sur la Shoah en URSS, Robert Laffont, 2013. Les traductions sont d’A. Epelboin.

Le colloque « Témoigner sur la Shoah en URSS » organisé par les deux auteurs se tiendra les 16 et 17 mai 2013 au Centre Malher et au Mémorial de la Shoah (Paris).

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