une feuille vient de toucher la terre
et j’ai compris
les tableaux qui pleurent
le silence de la musique
le mystère de la poésie mutiléede retour chez moi
ma main s’est mise à écrire
un poème
sourd-muet
qui a voulu exister
voir le jour
mais moi je ne veux pas l’écrire
je l’entends qui cesse petit à petit
de respirerNovembre 1982
PREMIER AMOUR
I
J’avais seize ans
je traversais le parc
j’ai appuyé mon front contre un arbre
et j’ai pleuré
Personne ne m’avait fait de mal
le silence régnait dans le parc
alors pourquoi ces pleurs
Personne ne me l’a demandé
je n’ai rien dit à personne
J’ai couru à la maison
j’ai crié
j’ai faim, j’ai faim
or j’étais amoureux
J’ai rempli la maison de rires
personne ne m’a demandé
pourquoi je riais
J’avais vu Maria
Je vois Maria
sur le chemin de l’école
vêtue de son petit manteau bleu marine
avec un écusson bleu
Elle marche sous le soleil de mai
sous les rayons de la pluie
son image à travers ma mémoire
luit comme à travers un fleuve de fumée
plus pâle
d’année en année
jusqu’à l’évanouissement
II
J’avais dix-huit ans
Je courais à travers le champ
dans la blonde lumière
du soleil de septembre
quand les avions ont surgi
je me suis jeté à terre
O image accablante
de ce ciel mécanique
mes lèvres touchaient la terre
J’avais dix-huit ans
quand pour la première fois j’ai vu
Maria nue
Je ne pourrai jamais dire son épouvante
son dernier souffle enfoncé dans ses poumons
ni le tremblement qui l’a saisie
les larmes de cette jeune vie
le frémissement de ce corps de jeune fille
quand la mort s’en est approchée
et non l’amour
L’air embrasé avait arraché sa robe
elle était étendue dans le champ
nue
dans la fumée et dans le sang
mes mains impuissantes
ces mains qui n’avaient jamais effleuré
son corps vivant
mon regard levé
L’assassin remontait déjà
argenté étincelant
comme une aiguille faufilant le ciel
irréel
Elle était étendue
l’air hurlant et le feu avaient arraché ses habits
elle était étendue sous les rais obliques
du soleil jaunissant
au milieu de l’horizon fumant
au milieu du premier jour
de la guerre
les jambes étendues
au long des sillons infinis
telles de blancs agneaux morts-nés.
III
Ô Terre
d’un souffle allégée
morte déserte.
IV
Ô Larme d’un garçon de dix-huit ans
sous le ciel
sur la terre
larme tombant ce jour-là
et pour tous les temps
à travers les planètes et les étoiles
larme creusant le ciel et la terre
tombant
sur les capitales des pays capitalistes
sur la ville éternelle de Rome
larme filant
à travers l’obscurité de la nuit
à travers les rivages azurés
à travers les jardins d’orangers
larme tombant
sur les cheveux des amoureux
quand ils s’unissent
comme les eaux de rivières inconnues
L’assassin remontait
argenté étincelant
sans nom sans cœur sans visage
Mais j’ai reconnu à jamais
ceux qui l’ont envoyé ici
tuer Maria.
1953 in La Plaine (1953-1954)
* * * * *
LA PORTE
Sur la table dans la pièce obscure
est posé un verre
de vin rouge
à travers la porte ouverte
je vois le paysage de mon enfance
la cuisine à la bouilloire bleue
le coeur de Jésus ceint d’une couronne d’épines
l’ombre transparente de ma mère
dans le silence absolu
le chant du coq
premier péché
graine noire
dans le fruit
légèrement amère
premier diable rose
qui fait onduler les hémisphères
sous la robe de soie
à fleurs
dans le paysage éclairé
la troisième porte
s’entrebâille
et derrière dans la brume
au fond
un peu vers la gauche
ou bien au milieu
je ne vois rien
1966 in Troisième visage (1968)
Traduction du polonais par Grażyna Erhard pour l’anthologie Inquiétude, Buchet-Chastel, 2005.
Magnifique interlude poétique.
Merci.
Hugues