
Sept mots
Maman, pourtant j’étais sage !
Noir ! Noir !
(paroles d’un enfant enfermé dans la chambre à gaz de Belzec en 1942 — selon le témoignage du seul prisonnier survivant, Rudolf Reder, Belzec, 1946)
Tout a été utilisé
tous ont péri mais rien ne se perd
la montagne de cheveux tombés des têtes
pour la fabrique de matelas de Hambourg
arrachées les dents en or
sous l’anesthésie de la mort
Tout a été utilisé
et même cette voix est utile
passée en contrebande jusqu’au fond d’une autre mémoire
comme une chaux que les larmes n’éteignent pas
parfois Belzec s’ouvre jusqu’aux os
et d’éternelles ténèbres en jaillissent
comment arrêter cette hémorragie
et la plainte de l’enfant qui avait été, qui avait été
la mémoire pâlit
mais ce n’est pas d’effroi
et ainsi depuis trente ans elle pâlit
et des millions de silences se taisent
mués en un nombre à sept chiffres
et hurle hurle une place vide
vous qui n’avez pas peur de moi
parce que je suis petit parce que je ne suis plus
ne me reniez pas
rendez-moi la mémoire de moi
ces paroles post-juives
ces paroles post-humaines
rien que ces sept mots.
Mon cri et ton silence
À Bieta [sa femme] – à mon âme à part
De mon sommeil
du fond profond de mon sommeil
la nuit éclate
tout ce qui en moi
s’est caché de moi
le gémissement qui n’a pas pu gémir
le sanglot non pleuré
le hurlement non hurlé
Alors toi
mon âme à part
tu refermes mon abîme
tu me recouvres d’un silence
grand comme l’amour
fugace comme nous-mêmes.
Un paysage posthume
Je connais ce lent trajet
MOKRA WIEŚ
SZEWNICA
depuis les trains de mon enfance
URLE
LOCHÓW
OSTRÓWEK
noms des voyages
perspectives de vacances sablonneuses
rétrovoyant je regarde des vues
qui s’en vont vers juillet
SADOWNE
arbres élévation des arbres
tranchés par le dépassement
au lieu de tomber ils rapetissent
avant de disparaître soufflés par la distance
PROSTYŃ
les oiseaux même omnidirectionnels à volonté
doivent se rendre
nous adressant un coup d’aile dernière
il n’y en a que pour deux heures
le pont sur le Bug les fait sonner
et puis ils s’accrochaient
alors que je n’y étais plus
aux acacias sans retour
aux oiseaux définitifs
à travers les lucarnes à bestiaux
à travers les fentes des planches
aux capes des embranchements nommés SADOWNE
à la pâture des locomotives nommée MALKINIA
dans les cimetières en partance
retentissaient pour eux
les lamentations noires des freux
au-dessus du wagon de charbon
au-dessus du wagon de larmes
Il y a longtemps des wagons des wagons des wagons
ont traversé vers la mort ce paysage
qui impunément post mortem dure jusqu’à ce jour
il n’y a pas de témoins ils ont péri
le cadavre de mon enfance
roulait parmi eux
[Les noms dans ce poème ponctuent la voie ferrée Varsovie-Treblinka]
Tes mères toutes les deux
Pour Bieta
Sous une Torah impuissante
sous une étoile captive
ta mère t’a fait naître
d’elle tu as une preuve
irréfutable immortelle
la cicatrice du nombril
signe d’une séparation éternelle
qui n’a pas eu le temps de te faire mal
tu sais cela
et plus tard tu as dormi dans un baluchon
sorti du ghetto
on a dit aussi que c’était dans une boîte
avec une arrivée d’air
sans arrivée de peur
bricolée quelque part à Nowolipie
dissimulée dans une charrette de briques
dans ce petit cercueil tu t’es glissée
de l’autre monde vers ce monde-ci
vers le côté aryen
et le feu a pris possession
du coin déjà vide de toi
Tu ne pleurais pas
les pleurs peuvent être immortels
la berceuse du somnifère
t’endormait
et afin de pouvoir exister
tu devais ne presque pas être
Et ta mère
en toi sauvegardée
a pu alors entrer dans la mort des multitudes
par bonheur pas toute entière
en lieu de mémoire elle avait pu te donner
en guise d’adieu
sa ressemblance
une date un nom
tant que cela
Et aussitôt auprès de ton sommeil
il y eut quelqu’un pour s’activer
quelqu’un d’aléatoire à la va-vite
et qui resta pour un long toujours
qui te lava de l’orphelinage
et t’emmaillota d’amour
et devint la réponse
à ta première parole
Ce sont toutes deux tes mères
qui t’ont appris
à ne surtout pas t’étonner
lorsque tu dis
JE SUIS LÀ
Déchiffrer les cendres [1979], traduit du polonais par Jacques Burko, éd. Est-Ouest, 2004
Tout ce que je ne sais pas, choix de poèmes traduits par Jacques Burko, Buchet-Chastel, 2005