De suc & d’espoir de Jos Roy

Détail d'un bison de la grotte d'Altamira
Détail d’un bison de la grotte d’Altamira

Les couleurs : du noir, du brun, de l’ocre, du cinabre, du cramoisi, du mauve et le blanc de la roche calcaire. Des couleurs vives, et d’une fraîcheur qu’on ne voit sur aucune fresque de la Renaissance. Des couleurs de terre, de sang et de suie.

Zbigniew Herbert, « Lascaux » in Un barbare dans le jardin, 1962

J’ai découvert et découvre chaque jour avec admiration les poèmes de Jos Roy sur ses blogs Mizpirondo et Atalaye. Les éditions Black Herald Press ont pris l’heureuse initiative de donner, l’espère-t-on, un plus large écho à la poésie de Jos Roy, si singulière dans le paysage poétique contemporain, grâce à la publication d’une plaquette de vingt poèmes intitulée De suc & d’espoir, expression empruntée au septième poème du recueil :

la matière du monde
animée d’un tremblement de lèvre :
fragile se reporte sur
ce qui s’inscrit
sur ce qui ne peut être fixé autrement qu’en
souffle creusé entre-ligné de suc & d’espoir

Ces poèmes sont offerts aux lecteurs comme les tessons d’un monde dispersé que l’écriture si dense et rythmée de Jos Roy s’attache à recomposer. Imposant leur caractère elliptique mais aussi, sans paradoxe, leur pureté de roche — les mots touchant à l’évidence de la nature —, ils se disposent sur la page comme les fragments d’un passé mythique rengorgé dans un présent désormais peuplé de ruisseaux en crue, de plaies toujours ouvertes,  car ce n’est encore que du sang, et de glaces déchirant les corps mais d’où la « Vie. » glisse déjà des flots. Si ces poèmes-ostraka disent la violence de la naissance, de la composition d’un monde refermé sur son énigme, ils murmurent aussi l’étincelle d’espoir contenu dans le chant et affirment la familiarité du vivant avec la plus simple colline, « comme-mon-plus-familier-amour ». Les poèmes qui ouvrent et ferment ce recueil de vingt petits textes disent en effet l’importance du chant, mais d’un chant semblable à la prière d’un chaman (« ainsi soit-il » se conclut — ironiquement ? — le treizième poème après avoir raconté comment la vie féconde la mort) . C’est que, lorsqu’on les lit, forcément à voix haute, les yeux attentifs au concert des syllabes éparpillées sur la page, ces poèmes sont comme tendus vers un ailleurs, la voix susurrant un au-delà du poème relevant de l’offrande au monde. La vision quasi panthéiste de la nature qui sourd des poèmes s’entremêle de la prescience d’un monde courant à sa chute mais qu’il faudra arpenter de nouveau :

& plus tard quand la douceur des formes aura rongé les angles
siffleront des bergers
pour signer de nouveau la présence du jour & compter      le troupeau
les absents les perdus les non-venus au monde

L’étonnante disposition des mots sur la page, rappelant les chapelets d’un Cummings (d’ailleurs cité par Jos Roy), dit une parole heurtée, qui puise son souffle dans l’animation nouvelle d’un monde d’abord chaotique, plein de bruits & de fureurs — c’est qu’il y a aussi de la patte faulknérienne dans ce flux et reflux de la vie, dans ces balbutiements relancés par l’inlassable observation des êtres et des choses. Elle se cherche, cette parole, dans les égarements de la typographie : répétitions semblables à des incantations ; collage de mots souvent contraires (« formecontre / qui contre & / pousse »), prononcés d’un même souffle, ersatz de violences des origines, lettres ou syntagmes décollés de leur parentèle, changement de police, réduction de la typographie pour mieux dire les modulations d’une voix étrangement moulée dans la glaise du monde, « puisqu’ici le voyage en chacune des lettres / se tord intimement ». Pas de lyrisme de l’épanchement chez Jos Roy, aucun indice d’une expérience vécue, si ce n’est celui d’une indéniable prédilection pour la nature à l’état sauvage, pour « la saison des serments & des gorges tranchées » concurrente aux promesses des printemps :

la frange trop pâle des nuages
les murmures sylvestres alourdis d’ombre
le rapt du vent qui piaule entre les branches
une tempête : tout devient air – tout se déprend – masse &
vouloir : air. suite de formes : air. pensées & verbe : air.
au centre des tourmentes l’enfant puissamment frappé de vie.

Pas d’épanchement verbal, non, mais plutôt des poèmes modelés par une voix impersonnelle, creuset d’une voix où chants des oiseaux, cris d’un nourrisson et grognements de bêtes se répondent. Le « je » peinerait presque à se dire : il paraît toujours décalé, presqu’indécent dans cette transhumance collective, dans ce temps d’avant-le-temps, dans ce temps originel où l’individualité se fond, s’oublie dans une cacophonie cosmique peinte sur les murs des cavernes : « je    /    perdu / dans les filins liquides    plonge & jaillit / je    /    cherche & renonce / à la substance proche des / éternités / s’en tient aux rythme archaïques ». Dès le premier poème d’ailleurs, le « je », quand il n’est pas à l’infinitif, paraît si incongru qu’il se souligne et s’impose comme troisième personne (la belle traduction en anglais due à Blandine Longre et Paul Stubbs le confirme) :

c’est ici que je pose le voyage
dans son don d’éclat et d’esquive
dans sa face brisée aperçue plus tôt

Car c’est aussi le « je » qui entreprend tout autant qu’il pose ce voyage vers l’impersonnalité, vers ce temps où le « on » domine, où la conscience s’efface devant la pleine absorption des nuits et des gouffres du temps, où la parole, « retiré[e] dans la gorge », niche de « l’entre-chocs de pierres », macère avant d’être proférée. Vers un temps où s’apprend la pleine conscience d’un soi en communion avec des forces qui lui échappent, avec des béances qui ne se combleront pas. Vers un temps où l’intime suppose l’appel répété d’un « tu », la main tendue vers la « presque-rencontre » :

    et toi                                              et toi
perdu dans le sillon
cuirassé de bras et de langues
et toi
soc enfoui au buisson
des ronces

Si pleine et évocatoire dans sa concentration, l’écriture tellurique de Jos Roy opère justement un séisme dans nos habitudes contemporaines, de plus en plus oublieuses de l’humus, du suc et de la pierre, de la patine du temps, et nous rend, au terme de la lecture, comme soufflé par la beauté d’une certaine évidence, celle que nous avions cru oublier : la perpétuelle régénérescence des êtres, à commencer par le ver, dérisoire mais précieux « bout / d’âme brin de corps », depuis un commencement à toujours dérouler car « on dit que le temps s’inscrit dans la structure qu’en rampant on peut remonter jusque ». Rares sont les poèmes qui produisent chez moi un tel ébranlement, une telle impression de dessillement. Rares sont ceux qui tiennent à distance le bonheur, « ah mot poi / son – », pour ne garder que l’espoir, « prière jetée du haut de la falaise / qui allume / on ne sait plus quoi », seul remède à la désolation :

on dit qu’au matin se navrent les incomblés
que les diables prêtent leur froc aux osseux
qu’infiniment pleurent les eaux
que percent sous acide les confins du chant

Pas un mot qui ne soit pas à sa place sur ces pages : Jos Roy parvient là à faire coïncider ce qu’était et devrait demeurer le poème, c’est-à-dire une parole chantée, avec sa trace physique et sonore sur la fine épaisseur de la page, « tempsclouéd’espace ». La poète nourrit son œuvre des couches mémorielles et du cortège terrestre et céleste, et lui donne en cela toute l’épaisseur, la moelle, la chair même qu’elle convoque (au sens fort) dans le dernier poème du recueil : « à la fin / sous le texte / percé des clavicules / on observe les os la fine épaisseur / de viande la très fine / épaisseur d’histoire / l’infime épaisseur du lieu ». Infime, très fine épaisseur, oui, mais épaisseur d’un « mur [qui] s’étage » et n’étouffe pas le feu de la parole.

Jos Roy, De suc & d’espoir, Black Herald Press, 2014. Le livre peut être commandé sur le site de la maison d’édition.

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