Faire avec de Lionel-Édouard Martin

Mais souviens-t-en, jamais un ange, fût-il déchu, n’est tombé dans la rivière.
Nelly Buret
Nelly Buret, Exil, Gravure, pointe sèche et collage, 35 X 50

Usufruit, Territoires, Cheptels, Météores : c’est autour de ces quatre mots que s’organise le dernier recueil de poèmes de Lionel-Édouard Martin. Ses « appeaux », ainsi que les désigne le poète dans la petite prose « La langue », sont placés sous le patronage du Max Jacob du Cornet à dés mais se rapprochent peut-être par l’esprit des proêmes de Francis Ponge. Non parce qu’ils décortiqueraient scientifiquement ce qui s’offre au regard, persiennes, oreille ou hirondelle, mais parce qu’ils dessinent eux aussi, pas à pas, un cosmos, un monde réduit aux dimensions du mollusque puis élargi à la toute fin du recueil au monde des morts, là-haut, où ça ne parle plus, où ça ne mâchonne plus. Rien de scientifique, rien de rigoureux dans la démarche de LEM (acronyme assumé par le poète : « ce Lem auquel tu te ramènes, compact, en signature ou sigle »). Au contraire, la poésie est pure correspondance, les observations s’assonancent, puisqu’il faut « assonancer le temps » lui-même, et cet examen du réel dit en réalité de l’objet quelque chose qui échappe à la pure description. Le monde est comme transfiguré par le regard du poète, comme l’est la terre après un feu dans les collines :

C’est la terre qui d’un coup se fait voyante, le rouge happant le bleu, peuplant, nourrissant de nuages, d’oiseaux, ses méninges, et ce qu’on nomme injustement dure-mère.

Le « rythme bancroche », la prose pleine de heurts est ce qui donne au monde une nouvelle pulsation, elle devient la respiration accordée au souffle de ce petit, de ce lent cosmos. La prose poétique coule de ce monde en perpétuelle métamorphose, mais le mouvement du poème n’est jamais parfaitement fluide : la syntaxe est heurtée par des corrections, d’autres associations encore, le rythme se fait boiteux et s’affirme boiteux, comme le sont :

« ces « hommes » qui ne lient pas mais tranchent, cordon coupé, « que que », tes consonnes à cisailles ; et tu bégaies comme on boite en cothurne dans les labours, et trébuches contre les souches. »

Ce n’est point coquetterie que de désaccorder la syntaxe. Ces heurts trahissent un rêve de retour aux origines presque atteint mais toujours déçu. L’homme cherche à retrouver le chant des bêtes mais ne peut qu’entendre, de loin, « les cigales stridulant, elles, depuis toujours le même poème des origines sans que nulle langue humaine y ait jamais planté son dard ». La fusion n’arrive jamais à son terme et « tu restes nu, muet dans le silence, atrophié d’ailes, tu ». On ne peut que s’immerger, faire corps avec les chênes, avec les ormes, dans une « communion du végétal et de la chair » jusqu’à en oublier son identité et son nom, mais quelque chose s’est perdu : le recueil est autant celui de la célébration du monde que du désenchantement du poète. Le petit cosmos que L.-É M reconstitue n’est qu’un monde réduit aux dimensions d’une demeure familiale, d’un appartement parisien ; il n’est plus ce grand cosmos antique qui ordonnait, lissait le monde.

La voix du poète révèle cette désillusion : c’est un « tu », et non un « je », qui nous parle. Un « tu » qui invite le lecteur à rejoindre le poète dans son amour des choses mineures & oubliées. Un « tu » qui prend acte de ce dessaisissement de soi lorsque le passé s’éloigne, lorsque le monde d’hier n’est déjà plus, lorsque la mémoire fait défaut : un « tu » qui devient, en somme, un filtre (« tu te revois qui vois par la porte vitrée »). Mais un « tu » qui sonne surtout comme une supplique, une prière pour ne pas oublier : « pense aux corps crus qui se donnèrent à l’obscurité du cagibi sans yeux vers le dehors pour contenir la peau blanche ocellée de sang vermeil », la peau blanche d’un grand-père par exemple. Comme le suggère déjà le titre, l’heure est au bilan, et le recueil prend alors la forme de la nostalgie même, celle de l’enfance et de territoires que tu n’arpenteras plus, d’un cheptel ingrat, « ton cirque minuscule, ton zoo de poche : rampant » que tu ne croiseras plus. L’heure est à la lassitude du monde actuel : le tambour d’une machine à laver est l’œil à travers lequel on voit la Gartempe, faisant oublier la nasse à carpes ; les mouettes, apprivoisées par l’ordure des villes, n’ont plus « dans l’œil rouge souvenir de mer ou d’océan ». Cet adieu au vieux monde se retrouve dans le poème « L’aine » :

Tu auras connu ce vieux monde où la mort voletait de l’aile calme de l’hirondelle, bourgeonnait du bourgeon calme du marronnier : tout partait pour revenir en apothéose printanière, avait sa forme et sa voie dans le cercle, professait une quiétude de mur ensoleillé. Aujourd’hui, ce n’est pas tant, qui t’éreinte, l’âge atteint que l’époque ; cycles débordés, clôtures abattues mornes sous les pluies ne guident plus la vie, claire autrefois ; la mort beugle au labyrinthe ; et l’habit de lumière, en haillons, dénude à l’aine des coups de corne portés de l’intérieur.

Vieux grincheux, le poète des choses simples ? Peut-être à l’égard du brouhaha vain des foules, d’une mécanique rouillée (« Les écoliers vont à l’école, les collégiens vont au collège, les lycéens vont au lycée, dans la normalité des mots s’éveillant à l’aube »). Ce qui relie encore monde ancien & monde nouveau c’est cette conscience d’un écho étouffé, d’un rythme qui ranime les choses et les mots gelés. La mémoire devient l’écho même et le rythme correspondance : la naissance du petit frère sur une table où l’on bride les andouillettes évoque dans la tête de l’enfant-poète, sur le mode de l’évidence, les entrailles puis le petit cochon puis le grand méchant loup. Plus loin, la vue des nuages appelle un nom, moins cumulus que balbus, balba, Albe, bulbe, obnubilant, balbum et autres bredouilles, à mesure que « l’orage bègue sur la ville ». La réminiscence, la libre association s’alimentent aux échos sonores et c’est d’eux que le poème tire sa fluidité. Des sons courent tout le long des poèmes, de la liquide au son [eil] (« à l’oreille te roucoule une tourterelle, présent d’une très vieille morte prenant la fraîche un soir d’automne sous une treille de muscat »), quand le son siffle, menace dans une poème sur le sang :

Coquelicots d’enfance : des clous ensanglantés dans la chair des blés sans blessure aujourd’hui ; crucifiant quand même encore le long des voies ferrées des talus non planifiables, touchant à des vignes, pourtant, ceps circoncis à coups de serpe, et ça siffle comme un train dérangeant l’air dans sa quiétude.

Ailleurs, le son [m] apaise la marche folle du monde et « sonn[e] dans la bouche comme une succion ». Les pulsations s’espacent et la respiration, comme le pas de ces mollusques qu’affectionne le poète, est lente parce que le champ de vision, petit à petit, se réduit : « l’œil mûr [est] curieux de peu de chose, miraud pour ses entours ». C’est que « tu habites une vie calme où le dehors pénètre à peine ». Là règne le silence, comme il règne aussi au ciel, quand les morts ne parlent plus et qu’il ne reste que ses souvenirs, que son héritage à soi :

Nuit. L’étoile ouvre la bouche. Écoute : rien, ni chant ni parole, et que font-ils là-haut les morts qui n’ont plus l’usage du sommeil ni de l’amour, que font-ils dans la nuit quand on voudrait les entendre parler, raconter la vie désentravée de la chair et des mots quotidiens ? Que font-ils là-haut dans l’univers épandu comme un lait sans pis ni terme — dites, que faites-vous, mes morts, dans ce qui n’a ni commencement ni fin mais coule sans rien qui le contienne ? — Je suis là qui vous scrute, avec mon buste, avec mes membres, avec la pluie, le vent, sur mon visage et sur mes paumes ; muets cruels, mes morts : j’attends l’élargissement, là-haut, pareil au vôtre, et vous ouvrez la bouche, étoiles, mais vous ne dites rien.

Mais le recueil ne s’achève pas sur cet appel quasi rilkéen (on pense au cri initial des Élégies de Duino, « Qui donc, si je criais, parmi les cohortes des anges m’entendrait ? »). Tout se ranime toujours, tout renaît et se gonfle de suc, tout bourdonne et crève l’espace. À commencer par cet « a » originel, « a » de l’argile, des astres et de l’alphabet, qui fait infuser le langage dans l’homme, qui arc-boute l’homme contre le mur, comme du lierre qui pousserait et repousserait sans fin vers le ciel.

Lionel-Édouard Martin, Faire avec illustré par Nelly Buret, Soc & Foc, 2015.

 

2 réponses sur « Faire avec de Lionel-Édouard Martin »

  1. MC

    Les extraits que tu as reproduits, ceui de « l’aîne » ainsi que le dernier, je les trouve sublimes, ils me bouleversent profondément. Et ta critique elle-même est merveilleusement poétique. Merci (bis) pour cette découverte !

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