Ne l’entends-tu pas grisonner, la chevelure de la Terre lasse ?
Le Monde dérive dans une nébuleuse de vide.
Abdulah Sidran
Vidosav Stevanović, né en 1942 près de Kragujevac en Serbie, est romancier, journaliste, éditeur, dramaturge et essayiste. Fondateur de plusieurs revues littéraires, de l’Association des écrivains indépendants de Yougoslavie (1989), du Forum libéral (1990) et du Cercle de Belgrade (association d’intellectuels serbes antinationalistes et antiguerre, 1991), il quitte la Serbie pour la Grèce (en 1991) puis pour la France (en 1993), où il est agressé en décembre 1994 par des extrémistes serbes aux environs de la place de Clichy. Il demande l’asile politique en France en 1998 après avoir été désigné comme cible de la propagande serbe (ses livres sont alors retirés des programmes scolaires et bannis des librairies et bibliothèques). Vivant toujours entre la France et la Serbie, plutôt retiré de la vie publique, Stevanović voit ses œuvres complètes republiées depuis peu dans son pays.
Un de ses romans les plus célèbres est Testament (Prélude à la guerre) publié en 1986 et lauréat du prix NIN. Mêlant le passé yougoslave et les guerres récentes, ce roman est une anticipation hallucinée et très violente des conflits dans les Balkans : cinquante-deux courts chapitres appelés « veillées » font voir deux tribus s’entretuer et répondre à la violence par la vengeance dans un pays imaginaire, le « Kao ». Le texte, très volodinien « par anticipation », emprunte au genre de l’élégie et au récit d’apocalypse ; les personnages tournant autour de la figure de Lazare meurent puis renaissent, se métamorphosent au fil de leurs réincarnations.
La trilogie La Neige et les chiens poursuit cette exploration de la violence balkanique et regroupe trois romans écrits et publiés sur un temps très court, de 1992 à 1993 : Neige à Athènes (Snegu Atini, 1992), L’île des Balkans (Ostrov Balkan, 1993) et Vers Jérusalem (Drugi Jerusalem, 1993, traduit en français par Christos et les chiens). Stevanović écrit donc au début des guerres en ex-Yougoslavie alors que le conflit se déplace vers la Bosnie. A relire la trilogie, on reste saisi par la lucidité de Stevanović à décrire la guerre dans ses plus noirs aspects et à préciser la tournure qu’elle a prise dans les Balkans, où les dirigeants, serbes comme bosniaques, ont instrumentalisé, relu et détourné la mythologie et le folklore national pour l’inscrire dans le domaine politique et en faire de l’histoire. Si Stevanović ne représente pas de front le génocide, mais plutôt les pires exactions des armées et milices, l’insistance sur l’idée de « purification » et de « nettoyage » ethnique permet d’entrevoir la logique folle et étrangement absurde qui germait dans les esprits de certains idéologues serbes. On est également surpris dans le troisième tome par sa peinture de l’après guerre et de l’après du génocide : les Balkans sont désormais une terre de chaos où les personnages doivent assumer leur position de victimes et de réfugiés et entreprendre un travail de deuil, semble-t-il impossible à mener tant les fantômes les hantent et les cadavres jonchent les villes. Tous les personnages sont littéralement hagards, hébétés, proches de la disparition et de l’aphasie, à demi-morts, et les dirigeants politiques, eux, continuent de rêver au pouvoir et à d’autres régimes totalitaires où ils satisferaient enfin leur soif de vengeance et de sang.
Les trois livres sont centrés, comme dans les sagas, autour d’une famille serbe, disloquée par la guerre, la haine et le manque d’amour. Le père, Josip, a été successivement marié à deux sœurs : Clara, qui lui a donné un fils, Apostol, qui a vite quitté sa famille pour s’enrôler dans les milices et semer la terreur jusqu’à sa transformation finale en chien ; et Maria, avec laquelle il aura deux autres fils, Agelos et Christos, l’enfant devenu volontairement muet.
Le texte de Stevanović multiplie les brouillages d’identités, chaque personnage n’étant jamais appelé par son vrai nom et étant affublé de multiples surnoms (« Frère Chien » pour Apostol, qui s’est aussi fait appeler Gari). La trame narrative, difficile à résumer, ne fait que se complexifier lorsque des personnages que l’on croyait morts resurgissent, voire se métamorphosent. La trilogie appartient alors au genre inédit du « réalisme fantastique » revendiqué comme tel par Stevanović à propos de ses fictions : « Je cherche quelque chose dans la réalité qui est extraordinaire, qui est au-delà, au-dessous, au-dessus. Qui a plus de valeur que la vie simple. Et plus de poids que le fantastique. » Il est donc délicat de parler d’hommes à propos de certains personnages tant la frontière entre l’homme et la bête est floue. L’humanité chez Stevanović n’est que négative : les hommes sont sans nom, sans corps intime, sans identité, sans histoire, sans voix et se laissent souvent porter par la masse collective pour laquelle ils se battent.
La famille de Josip est comme en dehors de toute vie. Le père ressort de la guerre traumatisé et rongé par le remords, sans cesse harcelé par des chiens qui le forcent à revenir au combat. Ces chiens-là sont d’étranges fantômes rappelant les autres membres du groupe « Seven up », dont il faisait partie avant de déserter, et les meurtres que Josip a commis :
J’avais une escorte, pas de façon permanente, et pas toujours la même. C’étaient des chiens, noirs, maigres, aux yeux luisants. Leurs museaux étaient aplatis et fuyants, sombres et tristes comme ceux des dogues. Ils haletaient, la bave leur coulait le long des crocs. Partout où je m’arrêtais, m’asseyais ou partais, ils étaient autour de moi. Ils restaient tapis sous les tables des cafés, suivaient les chemins que nous prenions, m’attendaient au milieu des décombres calcinés des maisons dans les villages occupés. Deux, trois, quatre, quelquefois toute une meute. Jamais un seul, bien que tous fussent les mêmes, tout à fait les mêmes, comme des ombres qui se multiplient. Je m’éveillais et ils étaient déjà accroupis à côté du lit, puant le cadavre et le sang coagulé.
Ces chiens étaient « comme des miroirs mobiles, insaisissables, dans lesquels, au lieu de mon image, je voyais des images. ». Ces images sont semblables aux dibbouks de la tradition juive : elles ne laissent aucun répit au bourreau et finissent même par le ronger de l’intérieur jusqu’à prendre possession de son corps. Josip témoigne en effet du changement progressif de sa physionomie :
Tout simplement, il arrive quelque chose à mon corps, pas à moi. Il change, il essaie de venir quelqu’un d’autre, peut-être ce qu’il était autrefois. Comme toujours, il est indépendant de moi. Je peux le détruire, mais je ne peux pas le changer. De lui-même, il fait ce qu’il veut. […] Chaque matin, dans le miroir brisé […], j’observe un homme inconnu et de plus en plus connu. […] Pourquoi a-t-il encore mon visage d’autrefois et mon ancien nom ?
Les victimes les plus démunies, celles qui n’ont pas directement participé au conflit, mais en ont été témoins plus ou moins oculaires, sont peu à peu gagnées elles aussi par cette épidémie de métamorphoses. La femme de Josip, Maria, était auparavant une belle jeune femme. Au fur et à mesure que la guerre progresse, elle s’enferme dans ses souvenirs, ne prête plus attention à ce qui l’entoure et laisse son corps vieillir subitement. Ses cheveux redeviennent gris, son sexe est « atrophié » et du sang en coule sans cesse. Les corps deviennent en quelque sorte indépendants et les personnages n’en ont plus le contrôle. Le métabolisme répond entièrement à des instincts — en atteste la sexualité souvent sauvage, même chez les personnages les plus doux comme Su, jeune femme prise dans le siège de Sarajevo au deuxième tome. La voix elle-même se perd, change de tonalité (celle de Maria est plus rauque), se compare à un grognement, puis à des aboiements. Le fantastique auquel recourt Stevanović amplifie, mais pour mieux en rendre compte, la violence exercée sur le corps intime. Ce qui se perd avec la guerre, tandis que se pense la notion d’ennemi, c’est la propriété du corps. Il n’est plus question de soigner le corps malade (celui de Su), mais de le laisser pourrir. Les personnages, en tant de guerre, ne peuvent plus accepter leurs corps, et encore moins en prendre soin : le corps est soit destiné à être massacré soit à s’agglomérer à la masse du peuple à la condition d’être « pur ».
La trilogie de Stevanović ne cesse de décrire des corps vidés de leurs viscères, aux oreilles déchirées, aux membres arrachés et éparpillés sur le champ de la bataille et devenus trophées des soldats victorieux. A ce démembrement réel du corps, parfois à la limite du supportable lorsque les détails s’accumulent avec complaisance dans le récit d’Apostol répond un démembrement métaphorique, celui de la dissolution du groupe des miliciens et, plus largement, de tout groupe familial, social et guerrier. L’écriture de Stevanović est en un sens métonymique car elle ne peut plus saisir le corps dans son ensemble. Ou si le corps est entier, il est artificiel car fabriqué par les idéologues sous le nom devenu meurtrier de « peuple » ou d’ « ethnie ». La composition de la trilogie, par prises de paroles successives et à chaque fois insatisfaites des personnages, mime l’émiettement du corps et de toute relation brisée par la guerre.
Et plus encore par le génocide. C’est lui qui, métamorphosant de nouveau la guerre en quelque chose qui abandonne la violence pour la cruauté, fait scission dans l’humanité et sépare les corps jusqu’à les démembrer. Les personnages en effet ne sont plus des hommes ni même des bêtes, ils sont « quelqu’un », « quelque chose », un « pied » qui explose lorsqu’il passe sur une mine. La dissolution du corps qui fragmente le récit en prises de paroles hachées est dissolution de l’identité et du groupe, dissolution du nom qui se perd même dans la mémoire de celui qui le portait. Si les personnages ne sont même plus des hommes et sont résignés à un corps informe et à une identité floue, aucun deuil n’est possible. La trilogie est parcourue çà-et-là de ces figures effrayantes que sont les « mères en deuil », ces femmes en noir se lamentant comme un chœur tragique et qui errent à la recherche d’une fille perdue, d’un fils qui a déçu toutes leurs attentes (Mikola), ou en quête d’une mort désirée. L’une d’entre elles empêche Mikola et Apostol d’entrer dans une ville jonchée de cadavres en agitant ses bras et en laissant échapper une « plainte lancinante ». Lorsque les deux soldats se rendent finalement sur les lieux du massacre, ils s’aperçoivent qu’ils sont désormais « tout rouges, la peau rouge, les cheveux et les yeux rouges, dans des treillis rouge. Et nous portions des couteaux rouges, des mitraillettes rouges. Et autour de nous, tout était noir, brûlé et carbonisé comme cela doit être après une victoire. » Le chaos qui fait suite aux massacres répétés laisse un monde de désolation peint en grisâtre, en rouge sang et en noir. Même les dessins du jeune Christos sont de plus en plus flous, gagnés eux aussi par l’indistinction consécutive à la guerre, et ce malgré ses rêves d’une « seconde Jérusalem ».
Le corps, enfin, n’est pas seulement meurtri lorsqu’il est encore vivant, mais il est considéré comme une vulgaire matière une fois sans vie et laissé en état de décomposition sur les champs de bataille et dans les rues. Josif sent par exemple, à côté de la puanteur croissante des chiens qui l’assaillent, une autre odeur, plus familière, celle des cadavres :
qui se décomposent de tous les côtés, s’enfonçant dans la terre affamée. Ils sont restés là après les affrontements, les combats, les règlements de compte dans l’obscurité. Et ils sont mêlés, les nôtres avec les leurs, tous vêtus des mêmes uniformes. Personne ne les enlève, ne les ensevelit, ne les touche. Dans certains d’entre eux, il y a des mines, des engins explosifs qui tuent les curieux et les imprudents. Les chiens errants les contournent eux aussi. Seuls les porcs les reniflent et les retournent. Et ils les mangent. Et après, nous égorgeons et mangeons ces porcs. Chaque soldat, chacun d’entre nous a en lui au moins un petit bout d’ennemi ou de compagnon de lutte, matière nourrissante qui détruit.
L’impossibilité et le refus du deuil s’explique autant par le cycle perpétuel des vengeances que par la violence faite aux dépouilles des victimes. Il est difficile de faire son deuil tant qu’un corps et un nom n’ont pas été rendus aux victimes et à leurs proches. La description de Josif est d’autant plus choquante qu’elle suggère une obsession de la dévoration, animale d’abord, puis humaine. Le discret cannibalisme — déjà pressenti avec l’épisode de la fillette — s’inscrit dans une pensée de la dévoration totale de l’ennemi, de son assimilation complète jusqu’à l’extermination finale. Cette situation est en quelque sorte l’inverse des viols des femmes bosniaques dans les camps prévus par les Serbes là où l’on mettait un « petit bout d’ennemi » dans le corps de la victime : la grossesse forcée menée jusqu’à son terme visait à annihiler la culture du mélange chère aux populations des Balkans et à créer au sein du supposé groupe d’ennemis une « troisième race d’hommes », qui fondera plus tard une nation expurgée de ceux qui n’étaient pas même considérés comme des hommes. Il s’agit, aussi bien dans ces viols que dans l’ingestion d’un « bout d’ennemi », de faire disparaître les dernières traces d’un peuple d’abord ennemi dans le contexte guerrier puis interdit de se battre (puisque le génocide annule en quelque sorte toutes les luttes et les rapports de force). Le refus de la sépulture et l’irrespect du corps s’ajoutent à ce processus de disparition d’un peuple et de son histoire
Il n’y a que le jeune Christos pour comprendre ces dysfonctionnements. Relativement absents comme personnages principaux, les enfants sont pourtant au centre de la trilogie, sous les figures de Christos et d’une fillette imaginaire, « Même que moi », souvenir réel d’un « fait-divers » atroce lu par Stevanović dans un journal, celui d’une fillette lentement rôtie par des soldats. Et les enfants sont d’autant plus au centre de la trilogie qu’ils sont les êtres sur lesquels pèse la menace de mort la plus forte en situation de guerre et de génocide.
C’est à travers Christos, figure messianique, que le lecteur voit la guerre poussée jusqu’à sa nudité brutale. Il est celui qui nous livre des visions resserrées du comportement des jeunes hommes tentés par la violence lorsqu’il s’imagine voir déambuler son frère Agelos et son ami Ismaël, tous deux fugitifs rattrapés par des militaires mais rêvant en même temps de s’envoler pour l’Amérique. Il est celui qui témoigne de son hébétude croissante à mesure que la guerre s’empare des corps et des esprits. D’abord sans voix, Christos perd l’usage de ses mains et ne peut plus dessiner ses visions. Maria l’observe assis dans la cuisine, les « yeux fixes », comme en état de choc. S’il se trouve dans un tel état alors qu’il n’a pas réellement assisté à la guerre, puisqu’il se trouve en Grèce avec sa famille, c’est parce qu’il a malgré tout compris l’emprise de la violence sur sa famille et sur des pays prisonniers d’une logique folle et meurtrière. Lorsque Maria découvre le corps de Josif sur le lit d’Apostol, le petit garçon dort vingt-quatre heures de suite et se réveille sans poser de questions : « Il continue à se taire, ne veut rien dire, ne pose pas de questions sur son père. N’en a pas posé sur Apostol, ni sur Agelos. Il sait ». L’enfant sait de ce savoir intuitif qui devine toutes les machinations tramées par les adultes. Ne nous dit-il pas qu’il est lui-même un « homme seul de cinq ans », et ne craint-il pas, en voyant ses transformations physiques, « comme tous les adultes […] de devenir rien » ? L’enfant a vite compris que la boîte en fer-blanc contenant la dépouille de son père ne suffisait pas à apaiser le cycle des vengeances. Un jour il sort de chez lui avec la boîte et l’ouvre pour laisser partir le « corps » de son père : « Ce qui est sorti était petit, minuscule, difforme, dégoûtant et nauséabond […] privé de parole de parole, peut-être aveugle aussi […] a retenti l’aboiement furieux et fou des chiens, ils hurlaient et gémissaient comme s’ils pourchassaient une victime. » Peut-être était-ce le seul moyen trouvé par un enfant pour contenter ces chiens noirs que n’arrivent pas à repousser les adultes dans leurs corps et leurs esprits. Christos, au milieu du désastre laissé par les guerres, est l’une des dernières étincelles d’humanité qui rendent possibles peut-être la restitution d’un nom et d’une identité propres à chaque victime, la paix dans cette poudrière et le deuil mené à son terme.
La trilogie de Stevanović est finalement critique dans la mesure où elle retravaille des genres consacrés afin de les mettre à l’épreuve lorsqu’ils doivent dire la catastrophe et l’émiettement qui en résulte. Elle est polyphonique autant par la prise de parole successive des personnages que par la confrontation des genres anciens à des techniques narratives modernes. L’écriture est violente et chaotique pour le lecteur parce qu’elle brise complètement toute continuité narrative par des jeux avec les temporalités et les destins des personnages, dont certains font retour d’un livre à l’autre sous un autre aspect ou d’autres noms alors même qu’on les croyait morts dans le tome précédent. A la place d’un récit parfaitement linéaire on trouve plutôt une grande importance portée aux personnages et à leur intériorité. Le constat paraît étonnant quand on s’aperçoit qu’aucun de ces personnages ne possède en même temps de nom propre. La réactualisation du chœur tragique passe ici par des récitatifs intérieurs tantôt successifs tantôt alternés (dans le troisième tome où les prises de paroles commencent généralement, sur le modèle de la déposition, par « Je suis » suivi d’un nom ou d’un surnom eux-mêmes questionnés par le personnage). L’éclatement de la famille et du groupe ne permet plus de repérer un réel chœur tragique formé par une collectivité commentant, comme dans les tragédies grecques, l’action, ou déplorant les exactions des autres personnages. Le seul chœur est quasi parodique car il est celui incarné par un peuple soudé par le meurtre et la vengeance. La tragédie moderne qui se joue pendant une guerre et un génocide ne permet plus de refonder l’ancien chœur. Au contraire, la sécation de l’humanité comme principe du génocide et le démembrement des corps — intime et social — ne font qu’isoler chaque personnage dans un soi encore incertain, paralysé par la solitude psychologique.
La trilogie emprunte certes au modèle lyrique en dessinant un « opéra du néant », sorte d’oratorio fantastique scandé par des « odes » modernes, par les plaintes des mères et des enfants, par des « passions » profanes ; mais ce lyrisme est étrangement confronté à des corps qui perdent leur voix. Ainsi se comprend cette étonnante oscillation entre l’objectivité (prônée d’autant plus par les régimes de terreur) et une subjectivité en péril. Les personnages sont toujours menacés de perdre la parole et de se laisser gagner soit par l’aphasie soit par un aboiement qui signifierait leur implication dans le meurtre. Les voix déjà sépulcrales sont portées par des corps qui eux-mêmes n’appartiennent plus à celui ou celle qui le malmène. Chaque personnage est ainsi un jour troublé par la perte de sa langue maternelle, par la non-reconnaissance de sa voix. Maria, d’origine serbe, apprend en Grèce l’anglais, mais le maîtrise très mal et fait beaucoup de fautes d’orthographe, parfois involontairement significatives (lorsqu’elle remplace le « and » de l’ajout au « end » du point final et de la mort). Perdre sa langue maternelle c’est aussi perdre la maîtrise de sa pensée et sombrer, comme Maria, dans une nostalgie morbide du passé.
La parole des personnages n’est donc plus que l’effort pour ressaisir ce qui reste encore de souffle dans une langue figée par le politique. La fragmentation de la narration se double d’une autre fragmentation, celle du style qui mime cette recherche d’une voix perdue. La langue de beaucoup des personnages est en effet ressassante, voire balbutiante, et l’on est souvent saisi à certaines pages par le style coupé et haché. La langue d’Apostol est par exemple extrêmement saccadée et balbutiante, elle ressemble moins à un style télégraphique qui omettrait les sujets des phrases qu’à un essoufflement, à un halètement — celui, évidemment, d’un chien à la poursuite d’une proie — avant que les aboiements ne le remplacent une fois la métamorphose en chien achevée. Cette perte ou recherche d’une voix propre est aussi le signe d’une hébétude propre au rescapé, lequel ne trouve plus les mots pour dire son traumatisme, pour signifier ce qu’il a vu. L’écriture du témoignage et la plongée dans l’intériorité ne parviennent plus à rendre la vision par l’écrit. L’indicible est ce qui a été perdu en même temps que la voix. La trilogie, en dépit des détails sanglants, tourne autour d’un point aveugle : comment des peuples ont-ils bien pu basculer dans une telle violence ? Malgré le personnel tragique traditionnel une parole reste encore en suspens, et peut-être faut-il encore et encore en revenir à l’épisode inaugural de la fillette rôtie. Celle-ci laisse échapper une « plainte lancinante qui faiblit peu à peu. Sa bouche est immobile, ouverte, et la plainte s’en échappe telle une douleur à part, indestructible, elle se répand alentour, nous enveloppe tous. » Dans le troisième livre, enfin, la plainte est partagée dans la douleur avec Christos :
Au lieu de me mettre à pleurer, je sens que peu à peu je deviens elle et elle peu à peu devient moi. Mes cheveux brûlent, ma peau éclate de chaleur, ma chair grésille, chacune de ses plaies devient la mienne, nous nous unissons dans la flamme qui grandit. Nous répartissons la douleur, soudain nous arrivons tous deux à la supporter, à la surmonter, à nous en imprégner. Notre plainte commune s’élève au-dessus de cette contrée où brûlent de plus en plus de feux et où il y a de plus en plus de chiens qui se mettent soudain à aboyer, à gémir, à hurler vers les cieux désertés, appelant la neige, levant leurs gueules d’où dégoutte la bave blanche, de la rage.
Veux-tu m’épouser ? dis-je
Oui, dit-elle. Je sais qui tu es. Je t’ai reconnu.
Là enfin réside l’espoir d’une renaissance de la parole et de l’amour dans la plainte. Ces petites voix enfantines faisant « comme les grands » ont, à la différence des adultes, uni leurs efforts jusque dans la mort cruelle afin de refonder une parole qui était sur le point de s’éteindre. Bien que Christos ait perdu en quelque sorte sa famille puis l’usage de ses mains, il croit encore en la possibilité d’une parole, même fragile. Que ses mains ne parviennent plus à se rejoindre n’importe désormais plus pour lui, car c’est d’une autre union, enfantine mais porteuse d’espoir, que rend cruellement possible cette guerre qui semble ne jamais finir. Le tragique de la catastrophe historique est qu’elle ne fait émerger la parole que sur une demi-tonalité ; la parole est toujours sur le point de se briser mais, tant qu’elle est là, pense avec force Christos, il faut la maintenir. En dépit de l’imminence de la mort et de la menace d’une violence ravivée, le chœur tragique commence fragilement à se reconstituer au cœur d’un imaginaire cette fois-ci biblique, mais vidé de toute obédience religieuse. Ainsi, si Stevanović joue avec le topos de l’enfant muet, si poignant dans les littératures et témoignages sur les violences extrêmes (ainsi de Hurbinek chez Primo Levi, de l’enfant errant chez Jerzy Kosinski ou du garçon à la langue coupée chez Piotr Rawicz), c’est pour mieux le renverser et en réaffirmer a contrario et non sans scandale l’étrange force de résistance à la cruauté qui l’atteint dans son corps le plus intime.
Cette parole, vestige d’une humanité demeurée intacte malgré les violences, souffle sur le récit de Stevanović comme une possibilité, parmi d’autres, de témoigner de la Catastrophe. Vécue comme l’effondrement d’un peuple, du corps de chaque individu et de toute une culture fascinée par son « âme » collective, la Catastrophe ne peut que produire cette écriture hallucinée, dessillante au sens propre et qui associe à la déroute du sens un « égarement du style ». Contre l’effort totalitaire du régime, l’œuvre résiste par une ambition littéraire non pas totalisante, comme on pouvait encore la trouver dans les grands romans historiques et au souffle épique du XXe siècle, mais par un émiettement des formes qui est de lui-même significatif de ce qui se joue dans la guerre et encore plus dans le génocide.
Cette fragmentation mimant l’éclatement de l’ex-Yougoslavie s’accompagne du recours au symbolique et au fantastique. Dans l’esprit de Stevanović, eux seuls sont à même de dire, là encore par touches suggestives, une vérité sur l’homme (entre humanité et bestialité) et sur le monde (le retour, pendant la guerre, à des forces quasi primitives, pulsionnelles en tout cas). L’imagination de ces grands chiens noirs efflanqués et de la neige qui recouvre les paysages désolés est une technique d’écriture à effet de véridiction. Bien qu’il n’y ait pas de mention historique ou géographique, la fiction joue comme révélateur d’une réalité autant historicisée qu’anthropologique, si l’on peut dire, sur le devenir des hommes dans des situations de violence extrême. Les questionnements sur les frontières entre vérité et fiction sont ici peu convaincants tant les deux s’entremêlent.
Et c’est pourquoi la littérature devient modèle d’une écriture de l’histoire et du témoignage. Dans la trilogie, chaque personnage raconte son histoire personnelle, elle-même insérée dans la grande Histoire : on obtient ainsi une vision éclatée d’un même événement traumatique à dimension collective. Su, qui tient un journal intime sur ses derniers mois, livre une précieuse analyse, me semble-t-il, sur le témoignage et sa difficulté à faire œuvre de littérature :
J’éprouve des difficultés à écrire ce journal, surtout avec ces phrases qui dégoulinent le long de mon stylo. Je n’ai pas de modèle littéraire sur lequel je pourrais prendre exemple. J’ai lu des milliers de livres, mais il n’y avait rien dedans sur la façon dont on vit sous les bombes et dans une cave ; j’invente tout moi-même. Mais ça ne marche pas très bien, je répète tout le temps les mêmes tournures, toutes mes phrases se ressemblent. Et quand j’ai fini, j’ai l’impression de ne pas avoir parlé de moi ou de ma mère, de nous, mais de quelque chose qui n’a aucun rapport avec les événements réels. Mon style ne correspond pas à la vie que nous sommes contraints de mener.
J’écris quand même. De mon mieux ; je laisse venir les mots. Et je ne corrige rien ; qu’importe si tout est faussé et sans doute inexact. La réalité n’est pas ici, avec nous ; elle est quelque part au loin, sur une île avec des palmiers où souffle une brise légère et où des vagues tièdes viennent se briser sur une plage envahie de touristes bronzés. Une réalité aussi fausse que la nôtre.
Je pense à ces explorateurs des pôles qui sont restés sous la neige et la glace dans l’attente de sauveteurs, tout en sachant qu’ils attendaient la mort. Ils écrivaient des petites phrases courtes, de plus en plus courtes ; à la fin, il ne restait que des faits, des dates, des températures, des quantités de nourriture, l’état des engelures, uniquement des substantifs, sans verbes ni adjectifs.
La faillite du témoignage tient dans l’incapacité à resserrer l’intime sur l’événement et dans le constat douloureux de parler de tout sauf des « événements réels ». Le témoignage tel qu’il est conçu par Su perd de sa véridicité à force de vouloir s’approcher, mais en vain, du réel. Aussi étrange que cela paraisse, le témoignage, lorsqu’il cherche à saisir la réalité brute, devient irréel car il ne saisit finalement pas l’essentiel : l’exemple des explorateurs des pôles nous le confirme. Le minimalisme de leur journal atteste d’un désespoir chaque jour croissant à saisir ce qui se joue de dramatique dans leur situation. Pour atteindre une puissance de suggestion et être parcouru de ce souffle présent dans la trilogie de Stevanović, le témoignage doit paradoxalement se dessaisir de la réalité et cesser de la copier. Étrangement encore, le mime de Stevanović mimant lui-même l’échec de Su est peut-être plus essentiel que ces « phrases qui dégoulinent » et qui « se ressemblent » toutes du journal de la jeune femme. L’art est donc bien cette « copie d’une copie » de la réalité, un double mimétisme donc, mais qui ne perd pas pour autant ses couleurs et sa vérité, quelle que soit son attirance pour le symbolique et le fantastique. Il ne s’agit pas de relativiser l’importance des témoignages non-littéraires, mais de prendre acte des capacités du poétique à saisir, peut-être mieux que par la « monotonie des détails » (Imre Kertész), la violence extrême et ses effets sur les rescapés.
Resserrée autour d’une famille et de personnages, militaires et civils, gravitant autour d’elle, la trilogie de Stevanović rend aussi mieux visible la dissolution des liens familiaux, sociaux et affectifs consécutive à une guerre qui malmène avec une extrême violence les corps et les esprits. Travaillée par les motifs du démembrement, de l’émiettement et de la fragmentation, cette tragédie moderne mime par sa forme ce qui se joue pendant le conflit et dans les consciences tourmentées des victimes, mais aussi des bourreaux. Cette littérature se doit d’affronter une langue viciée, corrompue par les discours haineux et génocidaires pour montrer a contrario qu’une telle mise à nu en littérature peut constituer un des derniers foyers de résistance à une politique meurtrière. Le corps carbonisé de Josip — et de la fillette « Même que moi » — apparaît ainsi comme une métonymie ou un symbole de la trilogie tout entière, vue désormais comme témoignage littéraire : même si « le Monde [pour Abdulah Sidran] dérive dans une nébuleuse de vide » et que « cette île, espace découvert, est en train de sombrer », La Neige et les chiens reste une cendre-trace.