La Grande Terreur en URSS 1937-1938 de Tomasz Kizny

© Yves Marchand et Romain Meffre, Cass Technical High School, Detroit
© Yves Marchand et Romain Meffre, Cass Technical High School, Detroit

C’est un livre remarquable que publient les éditions Noir sur Blanc ce mois-ci, soixante ans après la mort de Staline : La Grande Terreur en URSS 1937-1938 du photographe Tomasz Kizny, déjà auteur du tout aussi volumineux Goulag (éd. Solar, 2003), impose par son format et son ambition. Composé de trois parties, calquées sur une histoire qui peine encore à s’inscrire dans la mémoire collective russe, cet album, qui est aussi un essai, reconstitue trois temporalités, ou plutôt trois manières successives de repenser la mort de quelques 750 000 hommes et femmes en à peine seize mois. L’ouvrage est centré sur la Grande Terreur et plus particulièrement sur celle, très secrète, qui toucha toutes les franges de la population et accompagna les grandes purges des agents les plus zélés du régime après l’assassinat de Sergueï Kirov en 1934.

La première partie montre ainsi de nombreux portraits de condamnés à mort pris par les autorités pour les besoins de l’exécution, les photographies ne servant pas essentiellement à alimenter les dossiers mais à certifier aux bourreaux que l’individu à éliminer correspond bien au portrait pris quelques heures, quelques jours voire plusieurs mois avant l’exécution. Kizny_TerreurCes portraits, extraits des archives, sont accompagnés d’une rapide biographie de chaque victime et, surtout, c’est aussi ce qui finit par hanter, de leurs noms. Certains d’entre eux s’inscrivent dans la mémoire tant les visages interpellent et deviennent ce que Jean Cayrol appelaient des « dispositifs d’alerte ». Indéchiffrables malgré la souffrance que l’on voudrait lire sur eux, les visages marqués par la détention sont pourtant encore d’une terrible beauté qui impose le silence du seul recueillement. On lit sur eux de multiples nuances, la bouche serrée pouvant indiquer la détermination du condamné alors que le regard manifeste de la peur, fuit l’objectif ou au contraire le fixe avec bravade. Certains regards paraissent hallucinés, comme celui (ornant la couverture du livre) terrifié d’Alekseï Grigorievitch Jeltikov — on voit à la toute dernière page l’entrée de l’immeuble à Moscou où il fut arrêté.

Il ne faut pas voir dans la suite accablante de photographies des victimes et dans la litanie de noms une dimension esthétique. Ces photos sont là pour dire et redire une extermination qui s’est faite dans le plus lourd secret et s’est achevée par un effacement presque complet des dossiers des victimes — on mentait aux familles sur le devenir de leurs proches — et un oubli conscient des lieux de massacres. A ces portraits saisissants le nom ajoute une force d’invocation, dans son sens premier : il répare à sa manière une occlusion de la mémoire qui s’est perpétuée les décennies suivantes, même durant les périodes de relative ouverture (sous la « glasnost » notamment). Le souvenir de la Grande Guerre patriotique — c’est ainsi que l’on nomme en Russie la Seconde Guerre Mondiale — s’est surimposé à un autre souvenir, autrement plus douloureux car touchant à l’intimité d’un peuple. Tandis que la mémoire de la guerre glorifiait la victoire et le sacrifice des soldats, celle de la Terreur déchirait le tissu social, supposé avoir été solidement cousu depuis la Révolution et soutenu par la défiance à l’ennemi. L’ennemi, pourtant, n’était pas qu’allemand, la menace n’était pas qu’extérieure : aux yeux des dirigeants et des bourreaux zélés, les répressions politiques avaient pour objectif de traquer et d’éliminer des ennemis bien plus sournois. Classées selon leurs crimes supposés (koulaks, fils de koulaks, « déviants » de l’idéologie soviétique, « nostalgiques » du tsarisme…) et leurs origines (beaucoup de Polonais, d’Allemands, de Finlandais et de Chinois ont été arrêtés et exécutés suivant les vagues d’épurations nationales), les victimes attestaient par la violence qui leur était faite de la déchirure d’un peuple, bien plus soudée par la paranoïa que par la croyance en un avenir radieux.

Les listes de noms qui saturent l’espace de la page disent la mécanique folle d’un régime s’amputant lui-même — les bourreaux devenant fréquemment les prochains condamnés s’ils ne finissaient pas fous. Elles disent l’ampleur d’un massacre organisé dont on a peine à suivre la cadence et le non-sens tenant lieu de logique totalitaire : d’août 1937 (suivant l’ordonnance de Staline et de ses plus proches collaborateurs de juillet) à novembre 1938 environ 50 000 exécutions par mois eurent lieu, soit près de 1600 par jour — il n’était pas rare que les nuit d’exécutions voient disparaître en un même lieu cinquante, cent voire plus de deux-cents condamnés. Les condamnés à mort appartenaient à la « première catégorie » des « nuisibles », la seconde catégorie englobant les personnes condamnées à une peine de dix ans de travaux forcés et envoyées aux camps du Goulag — la peine de dix ans était d’ailleurs presque toujours prolongée. On estime que cette deuxième catégorie de condamnés concerna plus de 800 000 personnes. Ces chiffres effrayants parcourent l’ensemble de l’ouvrage. J’ai été très saisie en effet par la précision documentaire qui accompagne chaque portrait de condamné et chaque lieu du massacre. Prises dans le présent de la quête journalistique et mémorielle de Tomasz Kizny, les photographies des lieux d’exécution organisés par le NKVD et des fosses communes sont d’autant plus frappantes que des notices sur le nombre de victimes y ayant été ensevelies et sur l’histoire de la découverte et des tentatives de reconnaissance de ces lieux y figurent à leurs côtés. Elles signalent ce que la banalité apparente de l’image tait de nouveau, referme sur elle, comme les nouveaux bâtiments, la neige et la végétation recouvrent les corps pourris, agglutinés, sans noms, sans effets personnels, à part ces quelques rares objets (lunettes, chaussures à talons, peignes, pipe…) qu’a retrouvés et patiemment rassemblés Veniamine Grigorievitch Glebov.

Ce retour à un passé anesthésié qui fait amnésie dans la mémoire collective, et surtout politique, constitue le deuxième temps fort du livre de Kizny. Bien qu’une mémoire globale, nationale, des crimes de la Grande Terre n’existe pas (encore ?) en Russie, des initiatives portées par les familles de disparus et l’association Memorial constituent patiemment une mémoire intime de cette catastrophe, parallèle à une autre, encore trop méconnue elle aussi, celle de la Shoah dans les « terres de sang ».

Contour d'une fosse d'exécution à Boutovo (région de Moscou)
Contour d’une fosse d’exécution à Boutovo (région de Moscou)

Les lieux du massacre, tels qu’on les voit sur les photographies de Kizny, paraissent fragiles car soumis au temps de la destruction et de l’oubli. Mais apparaissent sur plusieurs d’entre elles des reliques familiales et des traces d’un passé, là où les corps sont anonymes, privés de sépultures et d’hommages : photographies des victimes, dernières paroles d’adieux, circonstances de la mort, étoles brodées autour des arbres (une tradition ukrainienne à Bykovnia) et, pour les lieux les mieux consacrés, discrètes stèles commémoratives, croix orthodoxes rappelant la répression féroce de la religion sous Staline.

Banlieue nord-est de Voronej (dépouilles exhumées en 2008)
Banlieue nord-est de Voronej (dépouilles exhumées en 2008)

La mémoire de la Grande Terreur se constitue ainsi par une mémoire intensément visuelle, dessillante à plus d’un titre, suggérant un monde englouti, un « monde à part » relégué dans les souterrains de l’histoire. Elle est essentiellement portée aujourd’hui par des lieux de mémoire (l’expression a rarement été aussi juste), disséminés sur les territoires de l’ex-URSS, de la Biélorussie, de l’Ukraine, des frontières de la Finlande au grand Nord en passant par la Kirghizie et l’Extrême-Orient russe. La carte figurant les fosses communes étudiées et photographiées ou non et les centres administratifs où les fosses n’ont pas encore été trouvées impressionne par l’envergure du dispositif totalitaire, par l’empreinte du crime sur le paysage. L’histoire et le souvenir de la Grande Terreur passent moins par le témoignage direct (à l’exception du Goulag qui a donné lieu aux témoignages essentiels d’un Chalamov par exemple) que par ses cicatrices visuelles. Ils s’écrivent avec une cartographie, une topographie qui loin de mythifier les lieux de la Catastrophe, comme c’est trop souvent le cas aujourd’hui pour les camps de concentration et d’extermination nazis, redessine une généalogie brisée par le non-savoir et raconte des parcours de vie tragiquement déformés par les autorités soviétiques.

La recherche de ces lieux s’apparente à une quête de vérité et de relégitimation de vies déchirées et considérées à l’époque comme dérisoires. L’enquête de Kizny, des familles de disparus et des membres de l’association Memorial rejoint un peu les recherches conduites autour de la mémoire de la Shoah en ex-URSS. Pour cette mémoire-là aussi les témoignages directs, des victimes elles-mêmes, font défaut parce qu’elles étaient très vite fusillées ou parce que leurs dernières paroles ont été étouffées, détruites ou sont encore peu accessibles. Restent là aussi des lieux de mémoire arpentés et fouillés, patiemment recensés, commémorés avec beaucoup de difficultés face à des autorités peu conciliantes — ainsi de l’histoire complexe du « ravin des bonnes femmes » (Babi Yar) où la reconnaissance du génocide juif peine à se faire. Restent là encore des témoignages oculaires de personnes qui n’étaient pas concernées par les vagues d’arrestation, de personnes qui n’auraient pas dû se trouver là ou de proches laissés dans l’angoisse de la disparition, et non de la mort. Danilo Kiš, dont l’oeuvre oscille entre la mémoire du génocide juif et ses démêlés avec le régime soviétique, exprimait bien le traumatisme de la disparition d’un père (juif hongrois) dont il ignorait le sort après son départ pour le camp. Son beau cycle familial se comprend comme une geste du père disparu, haussé aux dimensions de la légende. Le portrait du père fantasque et un peu fou est une manière de poursuivre par-delà la disparition (et non la mort que l’enfant ne voulait pas tout de suite admettre) un dialogue avec lui, de faire de la légende une archive-tombeau, le texte jouant le rôle d’état civil fantaisiste : « les scènes dans lesquelles apparaît mon père sont une sorte de négatif, les images de son absence ».

De même, la troisième partie de l’ouvrage de Kizny explore la douleur de la disparition d’un proche, les parents le plus souvent, par les « orphelins de la Terreur ». Une lecture attentive des notices biographiques montre l’extraordinaire continuité entre les parties, l’histoire des condamnés photographiés de la première partie se poursuivant dans les mots de leurs enfants.

Zoïa Igorovna Kalachnikova
Zoïa Igorovna Kalachnikova

Loin de l’aride recensement des disparus, la troisième partie émeut profondément par le lien qu’elle tend à créer entre ces autres visages bouleversants, déjà fortement marqués par l’âge, et le lecteur, qui entre avec pudeur dans leurs histoires intimes. Paroles de soulagement pour avoir retrouvé l’endroit où leurs proches avaient été enterrés (« Mon âme est en paix, je peux mourir » dit Elizaveta Piotrovna Chatalova), réquisitoire contre l’inertie et les mesquineries de la Russie, rappels brûlants des arrestations la nuit, hommage discret au père dans l’après (l’une des témoins dit être devenue océanographe, avoir continué à jouer au tennis jusqu’à ses soixante-treize ans et s’être souvenue des noms de toutes les étoiles pour honorer la mémoire d’un père qui lui avait transmis ses passions), poèmes d’impuissance (« Je ne sais que dire / Car je n’y étais pas / Et n’ai pas connu / Le siècle chien-loup / […] Ce n’est ni ma faute ni mon mérite / Si, en des temps pas si lointains, / Je n’ai pas eu le sang d’innocents sur les mains, / Si je ne suis pas mort dans l’opprobre et l’oubli. » Mikhaïl Lvovitch Polatchek) et rêves d’impuissance (« Ma mère rêvait souvent de mon père, moi cela ne m’est arrivé qu’une seule fois. Dans mon rêve, il était assis dans un fauteuil, je savais que c’était lui, mais je n’arrivais pas à voir son visage, il était indistinct, dans l’ombre. » Zoïa Igorovna Kalachnikova), chagrin que le mari n’ait pas su qu’il allait avoir un fils, dernière vision de la mère aimante (« Je me souviens de la robe que ma mère porte sur la photographie faite en prison — une robe en marquisette bleu foncé avec un dessin clair et un petit col blanc. Il faisait chaud ce soir-là, elle la portait et était sortie comme ça. Maman s’était cousu cette robe pour l’été. » Maria Stanislawova Budkiewicz), histoire tragique d’une petite fille dévouée à son père arrêté, l’attendant tous les jours sur les marches d’un escalier : autant de récits de vie qui font aussi de l’ouvrage de Kizny un livre-mémorial. Si ces paroles ne sont pas institutionnalisées, elles façonnent, à côté de la topographie de la Terreur, une constellation testimoniale, nécessaire pour que l’histoire ne se heurte pas à d’autres silences et mensonges, pour que la mémoire fasse aussi histoire et l’enveloppe tout entière, là où un passé s’est fait éclipse. Comme le dit Iouri Alekseïevitch Dmitriev, qui a dirigé de nombreux travaux d’exhumation pour l’association Memorial de Carélie :

Un homme ne devrait pas disparaître sans laisser de traces. Il devrait avoir une tombe. Les êtres humains se distinguent en cela des papillons. Les papillons vivent brièvement et n’ont pas de mémoire, les hommes vivent longtemps et se souviennent. Ils devraient se souvenir. La mémoire, c’est une des choses qui fait qu’un homme est un homme, qu’un peuple est un peuple, et pas uniquement une population.

L’incroyable somme de Tomasz Kizny et de ses contributeurs (Dominique Roynette, Christian Caujolle, Sylvie Kauffmann, Arseni Roguinski et Nicolas Werth) nous rappelle la persistance et la tessiture d’une histoire qui pénètre et laisse sa trace, même fuyante, dans les corps au deuil impossible et dans l’humus qui les enveloppera avec les leurs par-delà l’anéantissement.

Imre Kertész : déjouer la mémoire entravée par une langue décentrée

Helen Levitt
Helen Levitt

Elle, la langue, fut sauvegardée, oui, malgré tout. Mais elle dut traverser son propre manque de réponses, dut traverser un mutisme effroyable, traverser les mille ténèbres des discours meurtriers. Elle traversa et ne trouva pas de mots pour ce qui se passait, mais elle traversa et put enfin resurgir au jour, enrichie de tout cela.

Paul Celan, Discours de Brême

 

Imre Kertész est un écrivain juif hongrois né en 1929 et déporté en 1944 à l’âge de quatorze ans à Auschwitz puis transféré à Buchenwald et au camp-annexe de Zeitz. Après la guerre, Kertész écrit des opérettes pour subvenir à ses besoins et est journaliste de 1948 à 1951. Lorsque le journal Világosság devient organe officiel du Parti communiste, il est licencié. Son premier roman, Etre sans destin, écrit et réécrit pendant quinze ans et paru en 1975, est largement inspiré de sa propre expérience d’enfant déporté. Toute son œuvre sera ensuite marquée par le sceau d’Auschwitz, de la trilogie de « l’être sans destin » (Etre sans destin, Le Refus et Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas) à ses nouvelles, en passant par ses passionnants journaux « de galère » et ses conférences. Persuadé de la nécessité de repenser l’Holocauste comme partie intégrante de notre culture, il envisage une culture de l’Holocauste fondatrice de nouvelles valeurs éthiques. Il a reçu le prix Nobel de littérature en 2002.

Dans son discours de réception du prix Nobel, Imre Kertész, après avoir raconté l’anecdote qui lui avait fait pousser le fameux cri « Eurêka ! », explique les tenants de sa découverte, moteur de toute son œuvre par la suite :

J’ai dit un jour que pour moi, ce qu’on appelle le socialisme avait la même signification qu’eut pour Marcel Proust la madeleine qui, trempée dans le thé, avait ressuscité en lui les saveurs du temps passé. Après la défaite de la révolution de 1956, j’ai décidé, essentiellement pour des raisons linguistiques, de rester en Hongrie. Ainsi j’ai pu observer, non plus en tant qu’enfant, mais avec ma tête d’adulte, le fonctionnement d’une dictature. J’ai vu comment un peuple est amené à nier ses idéaux, j’ai vu les débuts de l’adaptation, les gestes prudents, j’ai compris que l’espoir était un instrument du mal et que l’impératif catégorique de Kant, l’éthique, n’étaient que les valets dociles de la subsistance.

Par une circulation entre les deux totalitarismes, nazi et hongrois (d’inspiration soviétique), Kertész perçoit un air de parenté entre les deux époques capitales de sa vie et peut comprendre l’un au regard de l’autre. L’expérience de l’enfant qu’il fut pendant la guerre lui permet à l’âge adulte de saisir presque instinctivement comment le régime hongrois tournera lorsque seront mises en place les premières mesures totalitaires. Alors que les adultes ont tendance à nier le savoir propre à l’enfance, l’exemple de Kertész est au contraire la preuve qu’une assimilation de la terreur (voire de la Terreur) permet, dans la prospection, de percevoir les signes d’une Catastrophe future. Par anticipation, le jeune Kertész était une sorte de petit prophète.

Mais il y a plus. Ce n’est pas seulement l’après qui est interprété en fonction de l’avant : l’avant, c’est-à-dire la survie au camp, est réinterprété suivant la survie dans une époque de langue de bois et de liberté surveillée. La perception adulte vient ici seconder la perception enfantine, l’affiner et, avant tout, la littérariser. Car c’est de bien de cela qu’il s’agit dans Etre sans destin : le roman est certes un roman sur l’expérience concentrationnaire, mais plus largement un roman sur les rouages du totalitarisme. Le Journal de galère de Kertész aide encore une fois à comprendre cette dynamique. Il débute par une description de l’homme fonctionnel qui pourrait bien correspondre au jeune Köves, le garçon déporté d’Etre sans destin, s’il n’avait eu son sursaut de conscience salvateur :

L’homme fonctionnel. Les formes et organisations de la vie moderne, éprouvette hermétiquement close où se déroule la vie de l’homme fonctionnel. Attention : c’est un homme aliéné, sans être pour autant le héros de l’époque. Certes, il a fait un choix, même s’il s’agit, au fond, d’un renoncement. A quoi ? A la réalité, à l’existence. Parce qu’il n’en a nul besoin : la réalité de l’homme fonctionnel est une réalité apparente, une vie qui remplace la vie, une fonction qui le remplace lui-même. Sa vie est généralement une erreur ou une faute tragique, mais sans conséquences tragiques ; ou bien c’est une conséquence tragique dépourvue de causes tragiques, car les conséquences pour l’homme ne découlent pas des lois internes des personnages et des actes, mais de la nécessité d’équilibre de l’organisation sociale — nécessité toujours absurde eu égard à l’individu. […] Ainsi personne ne vit sa propre réalité, mais seulement sa fonction sans faire l’expérience existentielle de sa vie, c’est-à-dire sans vivre son propre destin, qui pourrait être l’objet d’un travail — sur soi-même

Cette description, abstraite en apparence, explicite le manque de vie constitutif de tout régime totalitaire ainsi que l’absence de liberté de chaque individu, incapable dès lors d’assumer son destin — comme avait su le faire in extremis Köves au camp puis sous forme de quasi profession de foi devant ses voisins budapestois à la fin du roman. Plus qu’un enfant tentant de se désembourber de la Shoah, Köves est un produit du totalitarisme, dans ce qu’il a de plus infantile. L’écriture différée de l’enfance n’est donc pas seulement une écriture qui se nourrit de la conscience de l’adulte, elle se nourrit aussi d’expériences ultérieures insérées subtilement dans le roman. Cette écriture est donc née d’un double contexte, la Shoah et le totalitarisme d’après-guerre, et le choix poétique découle logiquement de ces deux références. Comme Kertész le dit dans son discours de réception du prix Nobel, s’il n’y avait pas eu la deuxième époque « mutilante » de sa vie, il ne serait pas revenu de la même façon sur la première. Etre sans destin est aussi un témoignage précieux de la survie sous un régime totalitaire : la langue bégayante et la linéarité anormalement monotone ne caractérisent pas seulement le vécu de l’enfant au camp. L’enfant Köves devient alors, plus qu’un double biographique de Kertész, une figure de l’infantilisation qui obligeait l’écrivain à conformer son sujet à une « fidélité formelle et linguistique ». On pourrait même dire qu’il y a deux Köves au sein du roman : l’enfant Köves tout entier soumis au totalitarisme et correspondant à un certain topos de l’enfant ignorant, et l’enfant Köves en apprentissage de son destin. L’ « homme fonctionnel », dupe de la machine totalitaire, a laissé place à l’homme libre et à la possibilité du témoignage iconoclaste, délivré des contraintes du réalisme socialiste.

Le cadre de vie après guerre peut également oeuvrer à faire le lien entre le passé et un présent si proche encore des années de jeunesse. Le corps était un refuge pour l’enfant dans la mesure où il constituait la part inviolable de son être. Au sortir de la guerre, le refuge n’est plus tout à fait le corps mais une forme d’abri qui permet de repenser, dans une solitude cette fois-ci féconde et plus rassurante, l’expérience passée. Que l’œuvre naisse tardivement, trente ans voire cinquante ans après la guerre, l’abri sert à garder le souvenir de ce qui fut longtemps occulté par la société (d’)après Auschwitz. Les œuvres postérieures à Etre sans destin sont toutes hantées par la nécessité d’un espace privé, coupé de la liberté factice soi-disant permise par le régime hongrois.

Ainsi Le Refus (1988) est-il centré dans sa première partie sur le personnage d’un « vieux », écrivant ce qui semble être le manuscrit d’Etre sans destin. Le personnage vit dans un appartement très étroit, presque insalubre, mais ce logement lui offre une contre-liberté et l’espace nécessaire à la création artistique. La seconde partie du Refus suit le personnage de Köves, de retour à Budapest et qui se heurte aux licenciements successifs et à la difficulté de s’intégrer dans une société entièrement soumise à un régime que l’on suppose communiste. Il semble que cette histoire, intitulée d’ailleurs « Le Refus », soit aussi l’histoire que cherchait à écrire le vieux de la première partie. Par un effet de boucle romanesque, le Köves de la seconde partie pourrait être le même György Köves d’Etre sans destin, devenu adulte et tentant de surmonter un deuxième système totalitaire. Il n’est pas non plus à exclure que cette deuxième partie soit une autofiction de la vie du vieux lui-même, double fictif de Kertész, révélé à l’écriture après l’expérience de la déportation et du soviétisme. Kertész aurait ainsi représenté les trois âges de l’homme et les difficultés de survivre à ces dictatures lorsqu’un individu comprend que sa vie ne peut être qu’une vie d’écrivain — et de témoin. Ainsi le texte souligne-t-il dès les premières pages le souci maximal de précisions dans la description du mobilier et de la place de chaque meuble. D’influence bernhardienne voire beckettienne, le ressassement de ces descriptions, lesquelles se précisent de plus en plus, est le symptôme d’une tentative de maîtrise de l’espace qui enferme le vieux selon sa volonté. Il est aussi sans doute l’imitation de la sénilité du vieux qui ne cesse de revenir sur les mêmes lieux, les mêmes textes et les mêmes souvenirs : l’écriture se fait bégayante comme dans Etre sans destin afin de mieux marquer le défaut de la langue à faire émerger autre chose que de pures données factuelles. L’aliénation par l’écriture provoque le désir de contrôler son environnement, mais ce ressassement pointilleux montre bien plutôt que le vieux se sent dépris de sa propre expérience et que la littérature achève de tracer une nette séparation entre le réel et la fiction. Ceci explique que les souvenirs couchés sur le papier peuvent sembler complètement étrangers, ainsi que le constate le vieux : « pourquoi cet objet n’est-il plus le mien ? ».

L’aliénation par l’écriture conduit en même temps à l’autonomie maximale de la littérature de telle sorte qu’Auschwitz, par exemple, devienne un simple sujet d’écriture traduisible grâce à des excitants. Le narrateur de l’histoire lue par le vieux explique en effet que le cuir du bracelet de sa montre lui rappelle l’odeur du « chlore et [de] la lointaine puanteur des cadavres ». Ainsi, lorsque le souvenir d’Auschwitz s’éloigne, le narrateur sent son bracelet, et les souvenirs lui reviennent à la mémoire. Pour mener à bien sa tâche d’écrivain, il s’agit de lutter contre l’oubli de soi et de ne pas laisser échapper ce qui fait la vérité de son être propre. Mais cette lutte contre l’oubli sert d’abord l’entreprise littéraire : « Mon travail, l’écriture du roman, revenait à atrophier systématiquement mon expérience dans l’intérêt d’une formule artificielle ». La tâche de l’écrivain oblige à se retirer dans sa prison intérieure, à l’abri des canons esthétiques officiels, et à se vouer corps et âme à l’artifice de l’écriture. L’individu se déprend alors de sa subjectivité, propice à un sentimentalisme de mauvais aloi et aux errances de l’imagination, afin de maîtriser l’objectivité de sa vie :

rien qu’en imaginant prendre en pouvoir la réalité qui, d’une manière très réelle, me tient en son pouvoir : changer en sujet mon éternelle objectivité, être celui qui nomme et non celui qui est nommé.

L’admirable expression finale résume ce qu’est l’écriture pour l’écrivain vivant à l’intérieur du totalitarisme : la réappropriation de son expérience et la puissance de nomination, l’incarnation du verbe comme le fait (le faisait ?) « Dieu, cette canaille », rappelle B., l’artiste suicidé, dans Liquidation. A cet abri certes inconfortable mais propice à l’écriture répondent d’autres expressions, récurrentes dans Le Journal de galère, qui disent l’ambiguïté du lien maintenu dans le présent avec le passé. Comme le « terrier » kafkaïen, Kertész se dit prisonnier de son « trou à rats » hongrois mais heureux, malgré tout, d’être en exil dans son « Royaume ». Kertész retrouve une forme de promiscuité qu’il avait bien connue pendant la guerre mais qu’il a su retourner, dans l’après, en catalyseur (positif) de ses projets littéraires.

Dans la continuité de l’enfance passée dans le balbutiement et l’incompréhension, à la recherche d’une langue à soi, le rescapé devenu adulte et écrivain part alors à la conquête d’une voix qui lui donnera son style et lui dictera ses choix formels et génériques. La tâche de l’écrivain-témoin sera comme une revanche pour l’enfant privé de langue qu’il était pendant la Shoah. La perception enfantine, faite de bruits et de fureur, aidée d’un imaginaire enfantin, aidera cependant l’adulte à traquer le mystère de l’extermination et à mimer celle-ci en littérature. Le texte littéraire se présente autant comme un témoignage de la langue mutilée de l’enfant que comme une tentative de redonner une voix à tous les victimes disparues pendant la Catastrophe : « je dédie mon œuvre née de la mort de cet enfant aux millions de morts et à tous ceux qui se souviennent encore de ces mort. », dit-il dans son discours de réception du prix Nobel. Dans Etre sans destin, il s’agit aussi bien de mimer la langue totalitaire, langue de bois qui aplanit les individualités et fait croire à la transparence de toute chose, que de montrer la ressaisie par Köves de sa voix propre. L’expérience totalitaire vécue en Hongrie sert à confirmer l’intuition première de l’adolescent Kertész, celle qui lui a fait prendre conscience de la duplicité des langues.

Ainsi, à rebours, l’enfant saura reprendre possession du hongrois par l’entremise du projet kertészien. Etre sans destin ne fait que mimer la langue des régimes totalitaires (la LTI mais aussi la langue de propagande qu’avait très bien analysée en poésie Armand Robin), elle ne s’y conforme pas et ne la reflète pas sans distance. Les années écoulées depuis la guerre et l’assimilation d’un second vécu totalitaire, après celui expérimenté durant l’enfance, ont contribué à forger une écriture différée, c’est-à-dire aussi ironique. Voilà pourquoi les éditeurs hongrois refusèrent de publier ce roman : le mime de la langue réaliste-socialiste avait trop bien réussi, et le personnage de l’adolescent était étrangement trop crédible pour être sincère — le livre camouflait une tonalité ironique. C’est ce que Kertész appelle le « cynisme innocent » d’après l’expression de Nietzsche : le livre avait parfaitement mêlé la naïveté de l’homme fonctionnel (Köves au début de son apprentissage à l’envers) à l’ironie de l’écrivain, née de son amertume et de ses lectures elles aussi souvent cyniques (Bernhard, Musil, Th. Mann, Kafka). La reconquête d’une voix en des temps de totalitarisme prolongé passe donc nécessairement par un travail de sape de la langue « mutilante » afin de faire émerger la parole longtemps tue. Se superposent alors deux langues hongroises, la « langue exilée » hongroise de l’écrivain marginalisé et la langue hongroise objective — et non objectivée, c’est-à-dire littéraire — des régimes totalitaires. Ces conceptions opposées de la langue hongroise rejoignent un autre feuilletage, celui de voix narratives discordantes (Köves hébété et Köves prenant en charge son destin de « garçon qu’on avait emmené un jour pour le tuer »).

Tandis que les journaux de Kertész peinent à être étudiés comme œuvre littéraire et ensemble autonome, ce qui apparaît au public comme l’œuvre testimoniale de Kertész est constitué majoritairement du cycle « romanesque » de l’être sans destin et des conférences rassemblées sous le titre L’Holocauste comme culture. Dans les romans et nouvelles de Kertész, Auschwitz est plus présent en creux que directement formulé car seule la littérature et la stylisation qu’elle suppose peuvent en rendre compte. Et ce n’est que par un curieux travail de désubjectivation que Kertész parvient à réfléchir en littérature ses exigences testimoniales, comme si, en dehors des journaux, la vie propre ne constituait qu’un matériau de l’œuvre  « romanesque », comme si la vie à vivre se dédoublait en deux activités différenciées, l’écriture diariste et l’activité de « médium d’Auschwitz », laquelle passe par l’écriture stylisée de récits où Auschwitz affiche discrètement sa présence à chaque page.

La visée testimoniale se pense donc par le détour chez Kertész. Témoigner de la Catastrophe passée, à venir ou déjà en cours, c’est nécessairement passer par une fiction de l’intime qui opère un retrait du réel le plus violent afin de mieux l’assimiler, en prendre acte et en rendre compte. Il ne s’agit pas pour lui, dans le « Royaume », d’attester d’une vérité historique et/ou procédurière, mais d’incarner sa vérité et son intériorisation de la Catastrophe historico-politique, qu’elle soit la Shoah ou le communisme hongrois, vécu par Kertész comme un autre totalitarisme. Plus encore que dans les formes testimoniales attendues et consacrées, qui affrontent plus directement le réel, me semble-t-il, le récit iconoclaste de Kertész oscille sans cesse entre l’objectivité et la subjectivité extrême : objectivité comprise comme credo de l’écrivain omniscient, maître de son œuvre et de sa conscience jusqu’en ses plus intimes replis et subjectivité d’un auteur devenant écrivain et individu pleinement singulier grâce à la forme qu’il choisit de donner à son existence. Plus qu’informatif, bien plus qu’une attestation, Etre sans destin est la trace d’un sujet devenu forme et d’un destin d’ « être sans destin » transformé par la réflexivité et l’écriture expérimentale médité dans le Journal de galère en écrivain-témoin. Pour le dire avec les mots de Kertész, « vivre la vie, celle qui nous est échue, et la vivre de manière qu’elle nous échoie pleinement : tel est notre devoir, où qu’on vive. » L’évolution de l’exigence de témoigner en nécessité de faire œuvre littéraire montre que cette tâche est indissociable d’un devoir plus intime qu’il n’y paraît : celui de transformer le « je » encore trop empli de narcissisme en un « autre », écrivain, bref de littérariser l’expérience de la Catastrophe.

Par un double regard bi-orienté, l’enfant et l’adulte se relisent donc l’un et l’autre en fonction de leurs expériences respectives : celle de la survie au génocide et celles, multiples, de l’après, marquées par des lectures capitales et des résurgences, parfois obsessionnelles, du passé historico-politique. Si l’authenticité de la perception enfantine est un leurre, elle reste un leurre fécond pour une création littéraire qui met soigneusement à distance la charge négative d’une mémoire obsédante. Commentant ses propres ouvrages, Danilo Kiš, écrivain serbo-croate marqué par la « disparition » de son père, emporté par la Shoah, les place sous le signe de l’ironie. Il oppose à ses œuvres les plus abouties ses deux premiers textes La Mansarde et Psaume 44. Or, il les avait désavoués car ils étaient encore trop autobiographiques : « la faiblesse de ce livre de jeunesse ne réside pas tant dans cette intrigue, trop forte, trop pathétique, que dans l’absence fatale de la moindre distance ironique – élément qui deviendra par la suite partie intégrante de mon procédé littéraire. » Ces textes relevaient du témoignage et laissaient la parole, à la manière d’un reportage de journal, à des rescapés de camps nazis. Il manquait l’étrangéisation caractéristique de l’œuvre ultérieure de l’écrivain. Cette étrangéisation, autre nom de la distanciation ou du différé, passe encore une fois par une objectivation de la réalité et un refus du lyrisme — que chérissait beaucoup sa mère — et du pathétique. L’ironie devient l’instrument de sa poétique : « instrument de mise en forme », il est le « seul moyen de lutter contre l’horreur de l’existence ».

L’écrivain cherchera donc à multiplier les focales, à passer d’une voix à l’autre, à les superposer comme le fait Kertész, à briser l’illusion romanesque et à refuser tant la pure fiction que l’autobiographie sincère. Kiš croit donc à une fusion entre la « vérité de la vie » et la « vérité littéraire », le vécu de l’enfant juif hanté par les disparitions du père accédant par cette médiation au statut de légende. Ainsi s’élabore un dédoublement du jeu : celui de l’enfant s’inventant une autre réalité pendant la Catastrophe afin de mieux s’en préserver côtoie et annonce celui de l’adulte recréant littérairement cet enfant, parfois jusqu’à l’abstraction. Paradoxalement, pour être revécue, l’enfance doit donc être inventée.

Ce dispositif poétique est soutenu par une langue elle-même critique et décentrée. Pour Kertész le choix de la langue hongroise relève du souhait d’écrire dans une « langue exilée » et plutôt mineure. L’écrivain est aussi traducteur de l’allemand (de Nietzsche à Wittgenstein) : il aurait pu écrire son œuvre en allemand et devenir l’écrivain hongrois de langue allemande, et non pas l’écrivain allemand de langue hongroise, titre dont il se réclame depuis les déclarations de haine de ses détracteurs suite à sa présence à la Foire littéraire de Francfort en 1999. Mais il choisit de rester fidèle à sa langue maternelle par amour pour la langue. Comme d’autres écrivains marqués par l’exil durant la Seconde Guerre Mondiale, Kertész a choisi de s’exiler dans sa langue maternelle. Bien qu’habitant désormais à Berlin, il n’est pas tout à fait allemand ; bien qu’issu d’une famille hongroise, il ne serait pas tout à fait hongrois, selon ses calomniateurs, du fait de sa judéité. L’écrivain est donc pris entre deux pays et deux langues. Même s’il chérit plusieurs écrivains hongrois (Gyula Krúdy en particulier), son œuvre littéraire a des résonances germaniques car elle est nourrie de littérature allemande.

Kertész renforce son statut d’exilé et de marginal — de paria, en prolongement de son existence passée d’ « être sans destin » — en ne sachant pas se situer. Ses journaux, Journal de galère en particulier et Sauvegarde dans une moindre mesure, attestent du déchirement du déracinement. La vraie patrie de Kertész est donc la langue. Et cette langue doit, comme l’écrivain qui la manie avec des « plaisirs infâmes », être exilée, porter un déchirement en elle. Il aurait peut-être été trop facile pour Kertész de signaler l’étrangeté de la langue allemande tant celle-ci avait été mutilée par le nazisme. Même s’il ne fait nul doute qu’elle ait aidé à produire des pamphlets antisémites, la langue hongroise, elle, restait une langue « provinciale ». Il importe alors de la hisser à un niveau supranational, à la débarrasser, en somme, de son côté « trop hongrois », « trop Europe de l’Est » (Journal de galère), afin de lui faire dire une vérité européenne — Kertész se sentant résolument européen. Reflet de sa propre condition d’exilé d’après-guerre à l’intérieur pourtant de sa patrie, la langue porte trace de sa situation excentrée.

Mais encore : la langue hongroise porte en elle une autre étrangeté, dépendante cette fois-ci de la poétique de Kertész. Dans Etre sans destin, c’est la langue hongroise qui dit l’atonalité. Aux pages 27 et 28 de son Journal de galère Kertész explicite très exactement son choix formel à partir du système dodécaphonique, sériel et atonal d’Arnold Schönberg :

Voici ce qui me préoccupe : après avoir lu Adorno, je vois à nouveau clairement que mon roman utilise la technique de la composition dodécaphonique, c’est-à-dire sérielle, et donc intégrée. Elle fait disparaître les personnages libres et les possibilités de rebondissements de la narration [anti-roman]. Les personnages deviennent des motifs thématiques qui apparaissent dans la structure d’une totalité extérieure au roman ; la Structure nivelle chacun des thèmes, elle efface toute profondeur apparente, les « développements » et variations des thèmes étant au service exclusif du principe directeur de la composition : l’absence de destin. […] Cela voudrait dire qu’au lieu de « représenter », l’œuvre deviendrait ce qu’elle représente : la structure extérieure se transformerait en structure esthétique, les lois sociales en principes romanesques. […] Par conséquent, le roman sera caractérisé par un certain manque, le manque de « plénitude de la vie » qu’exigent les esthètes, manque qui correspond d’ailleurs parfaitement à cette époque mutilante.

La langue pour Kertész doit donc être, après Auschwitz, une langue atonale : « la langue, telle que nous l’avons héritée d’une culture ancienne, est tout simplement incapable de représenter les processus réels, les concepts autrefois simples » (« Eurêka ! »). La langue tonale dans la société ou le roman est celle qui reflète une idéologie et une morale statique. Mais puisqu’Auschwitz nécessite de repenser nos valeurs morales, il n’est plus possible d’écrire avec la langue d’autrefois. La langue devra être celle d’une morale flottante, en reconstruction, parfois même schizophrène, qui se plaît aux paradoxes. Cette langue atonale manifesterait selon Kertész l’absence de consensus et d’un socle de références communes car, dit-il, « tout est mouvement, rien n’est certain. »

Langage abstrait, issu d’une intense réflexion autour des transformations subies par les langues réelles sous les totalitarismes, la langue atonale ne pouvait s’incarner, semble-t-il, que dans une langue elle-même étrangéisée. En superposant deux registres, le naïf et l’ironique, Kertész fait apparaître la part de langue assujettie par le politique et celle encore capable d’y résister. La langue de l’enfant, toujours étrange pour l’adulte, s’interprétera le mieux dans une langue elle-même rendue étrangère par un double mouvement : sa situation de langue mineure devenue exilée, et sa transformation en une langue abstraite. Le retour du totalitarisme après-guerre, dans le pays d’origine, confirmera les ambitions de Kertész d’extirper de la langue ses origines suspectes et de l’étrangéiser dans l’après-Auschwitz.

Les années écoulées depuis la Shoah et la survie dans l’après n’ont cependant pas fait oublier à Kertész l’importance d’une écriture d’après l’enfance. Son écriture se modèle dans la temporisation que favorise l’œuvre à mûrir ainsi que dans un mouvement d’allers et retours, du passé à recréer au présent à réinterpréter à son aune, et du passé à réécrire en se projetant dans l’après. L’écriture enfantine sort donc enrichie de cette circulation temporelle et de l’inflexion de l’œuvre d’un témoin vers une œuvre de reconnaissance d’un vécu singulier, celui de l’enfant déporté. Elle implique une tendance à la fiction testimoniale, où la littérature et l’imaginaire qu’elle suppose priment sur l’authenticité des événements racontés. Ce postulat de la fiction ne sert pas qu’à camoufler une expérience douloureuse, à la renier en un sens : il permet de distancier le vécu pour servir un projet littéraire. Il s’agit en effet de réinscrire l’enfant en littérature, de relégitimer son expérience au sein d’un texte longuement médité et commenté, que ce soit dans des journaux, des essais ou des entretiens. Paradoxalement, la distanciation rend mieux compte de la persistance de l’enfant en l’adulte et de la communauté de destins qui les lie. Le destin de l’enfant « sans destin » s’était retourné pendant la Catastrophe en destin à assumer ; et celui-ci se métamorphose désormais en destin d’écrivain lui-même déraciné. La langue littéraire est alors le médium qui crée cette continuité puisqu’elle cherche à inscrire la « contre-langue » de l’enfant, faite de pressentiments plus que de certitudes, dans une langue maternelle adulte reconsidérée dans ses rapports à l’enfance.

L’enfance devient ainsi le moteur de la littérature et de l’écriture différée (l’écriture de la maturité). Conception héritée du romantisme et de la modernité, perceptible chez Rimbaud en particulier, la littérature est souvenir de l’enfant et de l’infans. Une fois cette vérité retrouvée, l’enfance peut constituer la métaphore de la propre attitude interprétative de l’écrivain, toujours à la recherche de sa langue d’exilé, cheminant toujours du témoignage à l’œuvre-témoignage.

La langue, celle de l’enfance recréée et celle de l’adulte, est un porte-voix de l’implication éthique du témoin-écrivain. Elle laisse transparaître ce dont la langue de l’écrivain — véritable patrie, nouvelle langue maternelle ou langue d’adoption — est tributaire. Composée de couches de vécu renouvelées en motifs littéraires, elle dévoile par sa dimension babélique son origine tant douloureuse (l’enfance mutilée) que pleine d’espérance encore — car la littérature de témoignage a su se rappeler le jeu partagé par les enfants et par l’écrivain modelant son œuvre. La transmission de l’énigme de l’enfance, si mystérieuse qu’elle ne peut être racontée que par la fable, confère à l’oeuvre de Kertész une valeur encore bien plus précieuse que celle octroyée par la dimension testimoniale. Singularisés par un écrivain qui a su renoncer aux attendus du genre testimonial et du récit de vie, ses textes achèvent de fixer l’enfant comme une figure d’avenir aussi et ce, malgré le désespéré, mais très stylisé, Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas. A mesure que la Catastrophe s’intègre à une époque révolue, la littérature peut encore être l’espace providentiel d’une conversation poursuivie avec ces enfants-naufragés. Loin, toujours plus loin…

— Dis-moi, Maman, demande l’enfant, / Qu’est-ce que ça veut dire, LOIN ? //

Loin, c’est derrière les montagnes, / Par-delà les forêts et les fleuves, / Loin signifie des rails / Et des voyages sur la mer, / Les navires, les espaces bleus, / Les montagnes dans le soleil… //

Loin, il y a des îles dorées, / Un souffle de vent parfumé, / Il y a une verdure humide / Et un sable doux et sec…/ Mais comment expliquer à l’enfant / Ce que veut dire LOIN ? //

Loin, mon cher enfant / (et une larme frémit sur les cils), / Loin, c’est comme de notre atelier/ Jusqu’aux ateliers de Többens… //

Et dis-moi, chère Maman, / Que signifie JADIS ? //

Jadis, c’est le soir dans la ville, / Des réverbères, des néons, / C’est une paix douce à la maison / Et une cheminée qui flambe…/ Jadis, c’est le café Ziemiańska, / Jadis c’est le dîner avec la radio, / Jadis c’est Nasz Przegląd le matin / Et une soirée au cinéma Paladium. / Jadis, c’est un mois à la mer, / Des photos d’une excursion, / Celle du mariage, sous le voile, / Et aussi du pain blanc, sans le son.. //

Mais comment expliquer à l’enfant / Ce passé clair et glorieux, / Alors qu’il ne sait rien du tout ; / Comment lui expliquer JADIS ? //

Vois-tu, mon cher garçon, / Triste et vieilli dès l’enfance, / Jadis, c’est quand depuis longtemps / Il n’y a pas eu de distribution de miel…//

Et dis-moi, Maman, explique-moi, / Qu’est-ce que j’entends la nuit, / Ces sifflets longs, lointains, / Qu’est-ce qui siffle, et pourquoi ? //

Comment expliquer à l’enfant, / Quel exemple, quelle illustration / Pour dire que dans la nuit / Sifflent les locomotives… / Comment raconter les rails / Et les voyages infinis, / Le plaisir de rouler en sleeping / Et la folie des trains rapides. / Gares, signaux, aiguillages, / Villes nouvelles, rues inconnues, / Billets, correspondances, / Bagages, buffet et porteur… //

Les feux qui scintillent la nuit, / La traînée violette des fumées… / Comment et pourquoi expliquer / Qu’il y a un monde ailleurs ? //

Ce monde signifie, mon garçon / Qui tords tes mains de tristesse, / Qu’il y a des choses plus loin que Többens — / Et plus lointaines que le miel…

« Conversation avec un enfant », poème de Władysław Szlengel traduit du polonais par Jacques Burko.

Les oeuvres de Kertész sont toutes traduites par Natalia et Charles Zaremba et publiées aux éditions Actes Sud.

Le Sang du ciel de Piotr Rawicz

Felix Nussbaum, Triomphe de la mort (1944)
Felix Nussbaum, Triomphe de la mort (1944)

Je ne crains ni le manque de suite ni les coupures. Semblables à un martinet, mes longs ciseaux coupent le papier. Je colle des becquets en frange. Un manuscrit est toujours une tempête ; c’est tourmenté, ravagé à coups de bec. C’est le brouillon d’une sonate. Barbouiller, exécuter à la Marat vaut mieux qu’écrire. Je ne crains ni les rapiéçages ni le jaune de la gomme. Je couturaille, je fais le fainéant. Je dessine Marat dans un bas. Des martinets.

Ossip Mandelstam, Le Timbre égyptien

Le roman de Piotr Rawicz, Le Sang du ciel, fait partie de ces romans sur la catastrophe juive dont l’esthétique monstrueuse met mal à l’aise autant qu’elle fascine. Largement acclamé par la critique littéraire française, anglo-saxonne et israélienne lors de sa parution chez Gallimard en 1961, le roman de Rawicz connaîtra cependant une longue éclipse jusqu’à sa réédition en 2011 aux éditions Suicide Season. La personnalité sulfureuse de son auteur [1] et son livre, déroutant par sa tonalité et par l’ambiguïté de son personnage principal, Boris, expliquent peut-être cet injuste oubli.

Né en 1919 à Lwow, Piotr Rawicz étudie le droit et les langues orientales dans l’université de sa ville natale, là où il rencontrera sa future femme, Anka. Déjà polyglotte avant la guerre — il parlait le polonais, l’ukrainien, le chochlis, le russe et l’allemand —  du fait de l’extraordinaire richesse linguistique de la Mitteleuropa, il apprendra encore d’autres langues sur le tard comme le français, l’anglais, le sanskrit, l’hindi, le yiddish et l’hébreu. Loin d’être anecdotique, ce don des langues semble annoncer sa maîtrise étonnante du français dans Le sang du ciel ainsi que celle de Boris, double fictif de Rawicz, qui sauvera sa peau grâce à sa parfaite connaissance de l’ukrainien. En 1941 Rawicz s’enfuit de Lwow pour la Pologne où il est arrêté et torturé par la Gestapo. Soucieux de cacher ses origines juives par divers stratagèmes, Rawicz est finalement déporté en 1942 à Auschwitz en tant que « prisonnier politique ukrainien ». Comme Boris, il explique sa circoncision par une opération chirurgicale tardive et il est lui aussi interrogé par un Ukrainien dans le camp afin de prouver sa nationalité ukrainienne. Jusqu’en 1945 Rawicz survivra aux camps d’Auschwitz et de Leitmeritz près de Theresienstadt. A la fin de la guerre il retourne en Pologne où il devient journaliste et poète. Puis il part avec Anka pour la France en 1947 où ils poursuivent tous deux leurs études. Rawicz devient correspondant diplomatique et est chargé pour le journal Le Monde de commenter des auteurs d’Europe Centrale et Orientale. Coureur de jupons et personnage fantasque, Rawicz menait dans la capitale une vie de bohême. Après la parution du Sang du ciel en 1961 qui reçoit l’année suivante le Prix Rivarol récompensant la meilleure œuvre de langue française écrite par un auteur d’origine étrangère, il sort son deuxième et dernier livre, Bloc-notes d’un contre-révolutionnaire ou la gueule de bois en 1969 juste après les événements de 1968, férocement critiqués par Rawicz. Toujours animé d’une foi religieuse malgré ses écarts de conduite, Rawicz se suicide en 1982 peu de temps après la mort d’Anka, qui souffrait d’un cancer.

Le Sang du ciel est composé de trois parties aux titres déjà provocateurs : « La queue et l’art de comparer », « Le voyage », « La queue et l’échec aux comparaisons ». Le roman raconte dans la première partie la vie dans un ghetto qui rappelle beaucoup la réalité de celui de Varsovie (sans que pourtant des noms de lieux soient précisés). On assiste progressivement à la disparition de ce ghetto par les massacres, commis par les Einsatzgruppen, et permis par les nombreuses délations motivées par l’appât du gain. Léon L., directeur du Judenrat, domine les souvenirs de Boris : grand ami du narrateur, Léon tente de maintenir coûte que coûte la vie dans le ghetto, mais est finalement assassiné par les nazis. Le quotidien des Juifs est fait de cachettes, de fuites et de la recherche d’un emploi stable qui les empêcherait d’être déportés. Ainsi, Noëmi, compagne de Boris, travaille pour un temps dans l’Atelier Garine jusqu’à ce que les employés de cet atelier soient eux-mêmes menacés par les autorités. On retient de cette première partie la vie dans un ghetto au profond délitement moral et à l’air vicié par les assassinats et les trahisons. Même l’hôpital finit par être envahi par les nazis et y périssent au sous-sol, de la façon la plus barbare qui soit, un groupe d’enfants et leurs trois accompagnatrices, dont l’une est sauvagement violée. Rawicz ne nous épargne pas les détails du massacre : un garçon a la langue coupée parce qu’il parlait trop et a osé tirer la langue à un officier ; une fille aux yeux comme des diamants a les yeux crevés et arrachés de leurs orbites. La langue de Rawicz très imagée, bien qu’elle hésite constamment entre « l’art de comparer » et la haine de la littérature, en devient même poétique dans son esthétisation de la violence :

Ça glissait. Ça dégoulinait. Des cris stridents remplissaient la pièce comme autant de petits animaux affolés. Des bâillements, des sons vagues, des bruits monstres et bâtards. Des déchirements de sens et de peaux. Des figures géométriques, toutes les géométries qui entraient en folie comme on entre dans un bain chaud. Quelqu’un qui dit : « La géométrie, cette preuve irréfutable que Dieu est fou, fou à lier… » Le ventre de l’Univers, le ventre de l’Être était ouvert et ses tripes immondes envahissaient la pièce. Les dimensions, les catégories de la conscience, temps, espace, douleur, vide, astronomies se livraient à une mascarade ou à un combat, à une noce ou à une chevauchée et la chair des rêves s’étalait sur le siège de Dieu, évanoui, couché sur le ciment dans Ses propres vomissures.

La femme tranquille, la seule qui au début ne semblait pas croire à la vertu magique des documents officiels fut couchée et empalée. La masse immense du viol, fleur multicolore et exotique, s’épanouit dans la pièce. Ce qui peut être nommé restait modeste, gris, bassement soumis à la raison, à côté de l’innommable. La masse du viol s’écoulait entre les jambes écartées de la femme sans qu’elle profère un son. Une pantomime. Comme des statues blessées –songeait Boris que l’aimable caporal invitait à prendre part à la réjouissance commune. Boris ne dit pas s’il déclina l’invitation. A un moment donné, il sentit chez le bienveillant caporal quelque chose comme une menace voilée. Comme qui dirait : Le Monsieur ne daigne pas participer aux viriles réjouissances populaires. Ceci pourrait coûter à Monsieur.

Boris tente alors de s’adapter à cette vie faite de traques en affichant un cynisme qui le fait parfois dangereusement basculer du côté des assassins. Pourtant, malgré son apparence physique qui semble le protéger de tout soupçon (grand blond à l’allure désinvolte), la menace pèse sur lui et sa compagne, et tous deux décident de fuir le ghetto.

La seconde partie décrit ainsi les pérégrinations des deux personnages dans une Pologne hostile aux Juifs et prête à tout pour récolter les faveurs des nazis. Boris et Noëmi manquent plusieurs fois d’être dénoncés. Seule la légèreté feinte de Boris leur permet d’échapper à la mort ou à la déportation. Un des épisodes les plus marquants de ce « voyage » est sans doute celui de la conversation entre Boris et un gradé SS dans une cabane près d’un camp de travail. Attiré par des têtes de choux dans un jardin, Boris comprend avec horreur que ce sont en réalité des têtes humaines que dévorent les cochons et sur lesquelles urinent les soldats. Le malaise progressif de Boris et son voyeurisme qui le fait regarder l’extérieur par la fenêtre sont également ceux du lecteur, longtemps hanté par la transformation d’un légume en tête humaine. Même médiatisée par la fenêtre, l’horreur passe par la position ambiguë de Boris, auquel le lecteur ne peut que s’identifier bon gré mal gré, et par la lourde atmosphère qui règne dans la cabane où discutent avec un brin d’appréhension Boris et Noëmi, toujours angoissés à l’idée d’être découverts. Ce qui pourrait les attendre n’est qu’à quelques mètres d’eux, par-delà cette fenêtre. Boris nous raconte avec un certain sens du suspense sa découverte progressive :

Par un effort difficile et conscient, je me levai de mon siège en écartant la main de l’officier qui cherchait encore à me retenir. Je touchais de mon front ardent la vitre froide de la fenêtre donnant sur la cour. Et brusquement, comme un fouet de cirque, un réflecteur éclaira le décor. Le paysage minuscule et lunaire frappa mes tempes comme une massue. Je freinai une brusque envie de vomir. Ce n’étaient point des têtes de choux qu’étaient en train de lécher et de manger les porcs. Cinq hommes étaient enterrés debout dans le petit jardinet adjacent à la cantine. Leurs têtes salies, couvertes de poussière humide et de choses innommables, leurs têtes à moitié dévorées sortaient du sol telles de géants champignons. Une de ces têtes aux orbites vides venait d’effectuer un mouvement circulaire, nettement perceptible.

Il est difficile de ne pas rester insensible dans le texte de Rawicz à l’omniprésence du corps et à un érotisme diffus au cœur même de l’horreur, sans que le texte verse pour autant dans le kitsch. Comparer ce roman à d’autres textes sulfureux où l’érotisation des corps n’évite pas les détails scabreux (ainsi des Bienveillantes de Littell) risquerait pourtant d’éluder l’étonnante psychologie de Boris et la portée tant métaphysique que religieuse contenue dans la sexualité du roman. Ce seul passage, au début du roman, suffit à résumer ces deux dimensions tout en annonçant, par l’image du léchage des « vertes pommes » que sont les seins des jeunes filles, ce qu’il adviendra des « têtes de choux » :

Il y avait des jeunes filles proprettes dont les hanches et les seins commençaient à s’arrondir. De vertes pommes qu’on s’apprêtait à cueillir. La jalousie m’a saisi de leur fin, de la flamme qui à ma place devait lécher à mort ces seins et ces hanches. Une jalousie plus forte que celle que je portais à leurs vies… De toutes ces filles en forger une seule, ôter un à un les voiles et les couvertures, boire le jus aigre ; le boire jusqu’à la lie… La pensée était pour sûr plus enivrante que le « Dépucelage d’Astéroth » -poème que j’écrivais ou plutôt que je n’écrivais plus depuis des années… C’était donc ça, la trouvaille : ces filles de ma jeunesse allaient devenir sur-le-champ aussi anciennes qu’Astéroth et aussi divines. La Grande Concavité qui allait les engloutir ne serait-elle pas aussi cachée aux mortels que la demeure de la Déesse ?

Nourri de poésie et de mythologie cosmique, le texte trouve sa puissance dans une érotisation des textes religieux, en particulier de la Kabbale, dont le contenu mystique et messianique se prête bien à l’atmosphère du roman. Rawicz ne fait pas seulement appel à son imagination luxuriante, mais transpose encore la judéité problématique de ses personnages dans l’univers de la fable, voire de la mystification et du mensonge. Le monde du roman et celui de la Kabbale, que n’ignorent sans doute pas les habitants du ghetto, s’organisent ainsi autour de catégories sexuelles permettant étrangement que la vie, au plus près de l’extermination et de l’apocalypse, retrouve sa vigueur. Ce très beau passage, entre la désolation de la Catastrophe déjà en cours et l’appétit de vivre passant par l’exploration des chairs éprouvées par le pourrissement, illustre pleinement cette tension à l’œuvre dans le roman :

La famine mortelle et la mort hantaient nos yeux. Au milieu de la rue on heurtait du pied des cadavres recouverts de vieux journaux. Les processus élémentaires, le pourrissement, la combustion, la transformation des sèves vivantes en liquides morts accaparaient nos sens. La cohabitation fraternelle avec les rats, les poux et les punaises ouvraient nos yeux à la nature universelle du grouillement –cette destinée commune et peu glorieuse de la matière vivante. La proximité du feu et de la pourriture qui avalaient déjà notre peuple, nous faisait plus directement participer au souffle de l’univers. Et puis, en cette période de siège, nous autres qui n’avions pas encore faim, nous avons fait l’amour comme des possédés. Chaque nouvelle journée était un dépucelage dans les chairs cachées du temps qui s’apprêtait à nous engloutir.

La troisième partie enfin, est beaucoup plus centrée sur Boris, finalement arrêté par hasard. Il connaît des compagnons de cellule brutalement hostiles à sa judéité, mais subit aussi la torture et la confrontation avec des officiers déterminés à prouver qu’il mérite de mourir. Boris apparaît dans cette troisième partie beaucoup moins railleur et sûr de lui. Affaibli par les mauvais traitements et l’humiliation, il n’est pourtant pas prêt à céder à l’ennemi. Grâce à sa maîtrise parfaite de l’ukrainien et à ses talents rhétoriques, il parvient à prouver à un intellectuel ukrainien et à son bourreau qu’il n’est pas d’origine polonaise mais bien ukrainien. La dernière étape pour survivre est de prouver que sa circoncision n’est pas rituelle mais chirurgicale. Un médecin puis des chirurgiens se laissent convaincre que Boris n’est pas juif, mais qu’il a attrapé plus tard une maladie vénérienne, ce qui expliquerait cette circoncision prétendument tardive. Boris est libéré et retrouve sa vie de fugitif, mais, comme nous l’apprend le narrateur surplombant l’histoire, il sera ensuite déporté à Birkenau. La venue de Boris en France après la guerre indique qu’il a, comme Rawicz, survécu au camp et pu transmettre son expérience à un écrivain professionnel qui nous raconte et réécrit cette histoire. L’emboîtement de l’histoire de Boris racontée par un écrivain professionnel qui l’a en partie réécrite pour ensuite la raconter à un tiers dans un café parisien achève de brouiller les certitudes sur le destin de Boris.

Participant d’une esthétique de l’affabulation, plutôt que du mensonge, le roman joue constamment avec les strates d’une vérité qui peine à devenir formulable tant les personnages et les narrateurs ont joué avec toutes les ressources du langage et du genre romanesque. Perdu entre la vérité de la Catastrophe intériorisée à l’extrême par le témoin Boris puis filtrée par les narrateurs successifs et un lointain réel historique [2] dont le roman n’est qu’un reflet imparfait et déformant, comme en atteste la postface parodique :

Ce livre n’est pas un document historique.

Si la notion de hasard (comme la plupart des notions) ne paraissait pas absurde à l’auteur, il dirait volontiers que toute référence à une époque, un territoire ou une ethnie déterminés est fortuite.

Les événements relatés pourraient surgir en tout lieu et en tout temps dans l’âme de n’importe quel homme, planète, minéral…

le Sang du ciel est plus qu’une œuvre de témoignage, même de fiction. Débordant l’esthétique de la modernité avec laquelle il s’écrit en multipliant les collages de textes aux genres et tonalités disparates, le roman frappe par son ingéniosité à poser de manière tant critique que poétique l’intégration de la violence génocidaire dans la littérature. Les renoncements du poète aux « procédés », qui ne sont pas autre chose que la plus puissante poésie, puis l’affection indéfectible que Boris leur porte malgré toute leur « saleté » signifient certes que la littérature a elle aussi les mains sales comme l’écrivain-fossoyeur :

Le « procédé littéraire » est une saleté par définition. Il l’est davantage de par ses éléments constitutifs : le procédé, le procédé, cette notion est comme un parcours quotidiennement rabâché, entre son bureau et son domicile, par un fonctionnaire souffrant d’hémorroïdes.

Mais « la littérature : l’anti-dignité érigée en système, en une seule règle de conduite », cet « art, parfois rétribué, de fouiller dans les vomissures » apparaît pour le témoin comme le seul cénotaphe pour les disparus. Les victimes, aussi énigmatiques que les vivants, aussi indéchiffrables que ce texte-testament, ne se rappellent à notre souvenir que par ces quelques traces de leur passé, redessinées en formes grâce aux mots, et par-delà le cimetière en ruines n’accueillant plus leurs sépultures :

Après avoir regardé la mort des hommes, je me suis heurté, en sortant, à la mort des pierres.

Dans l’allée centrale, sous la surveillance d’une sentinelle gris-vert, une douzaine de pantins desséchés agitaient leurs propres os et de lourds marteaux. Un autre groupe traînait des brouettes. On cassait de vieilles pierres tombales. Sous les coups de maillet, sourds et aveugles, s’éparpillaient les caractères sacrés des inscriptions vieilles d’un demi-millénaire, à la louange de quelque saint ou quelque philosophe. Un aleph s’en allait vers la gauche, tandis qu’un hei sculpté sur un autre morceau de pierre retombait vers la droite. Un guimmel épousait la poussière et un noun le suivait dans sa chute… Plusieurs shin, lettre qui symbolise l’aide miraculeuse de Dieu, venaient d’être écrasés et piétinés sous les marteaux et sous les pieds de ces ouvriers moribonds.

Oui, comme l’écrit en toutes lettres le cynique Boris, « navigare necesse est : il FAUT écrire ». Le magnifique conteur Danilo Kiš, dont la nouvelle « Youri Goletz » est un hommage explicite à Rawicz, dira ainsi dans un texte autobiographique, Jardin, cendre, en même temps que le deuil du père disparu pendant la guerre, son émouvant souvenir dans une langue où la métaphore atteste pudiquement de la présence de l’humain par-delà le destin imposé aux individus :

Il marchait par les champs, songeur, lançant bien haut sa canne, d’un pas de somnambule, en suivant son étoile qui avait complètement disparu dans les tournesols, et il ne la retrouvait qu’au bout du champ, sur sa redingote noire défraîchie.

(Article initialement paru sur le blog La Bibliothèque des sables : http://labibliothequedessables.org/2012/05/12/le-sang-du-ciel-de-piotr-rawicz/)


[1] Pour mieux comprendre la provocation teintée de mélancolie de Rawicz, qui a même pu indisposer d’autres survivants, comme la très émouvante Anna Langfus, on dispose d’un rare entretien qui donne beaucoup à penser : http://biblioteka.teatrnn.pl/dlibra/Content/9897/rawicz_fr.pdf

[2] Ainsi de cette allusion aux procès de Nuremberg glissée en note de bas de page comme si l’histoire et la justice étaient secondaires et ne pouvaient rendre un nom au peuple disparu : « Plus tard, beaucoup plus tard, dit mon client [Boris], quand la guerre fit place à l’accalmie factice de la terre, j’ai un peu réfléchi à la signification de la minute que je viens de vous conter [Boris évoque la mort de Léon L.]. En tirant son coup de revolver, l’ennemi croyait accomplir une besogne relativement banale, annihiler une cellule de plus parmi les millions de cellules de l’organisme qu’il s’apprêtait à tuer. Mais sans le savoir, il avait visé juste, il avait visé juste, il avait visé au cœur du danger. Lorsque après des années, dans une des villes antiques de l’ennemi, on essaya de prononcer un jugement sur les avatars de l’époque, les voix de bien des peuples pliés naguère à la domination du vaincu se firent entendre. Avant d’aller à la potence les accusés eurent à subir, de leurs bancs, les réquisitoires émanant de ces peuples blessés. On parla aussi –bien sûr- du laboratoire par lequel nous fûmes passés, nous autres, membres du peuple assassiné. Mais de cette salle solennelle, notre peuple était absent. »