Poésie hébraïque de la revenance dans l’après-Shoah

Sam Szafran
Sam Szafran

HAIM GOURI

Histoire de neige

Des corridors faiblement éclairés, de l’ammoniaque, de la nicotine.
Des pièces combles.
Sur trois niveaux de châlits je découvre
L’authentique promiscuité.
Souvent j’entends des cris dans mon sommeil.
Quelqu’un comme un grand enfant, se souvient de ce qu’on lui fit subir
Ou de ce que virent ses yeux.
Puis le silence retombe comme dans le passé sur les couvertures et les vestes.
De l’air confiné craignant le mois le janvier,
Qui veille sur nous fidèlement, gaz carbonique
Et naphtaline.
C’est l’enfer, dis-je à la petite Koti,
Elle me répond « qu’un poète doit choisir avec prudence
Ses mots »,
Et « que l’enfer c’est autre chose ».
Moins vingt degrés à l’extérieur,
C’est la ville de glace
Où la plupart des rues sont plongées dans l’obscurité.
Ici et là un réverbère dispense sa lumière.
Dans le grand immeuble que nous occupons provisoirement,
Le pain et la soupe ne manquent guère,
Des poêles à charbon y répandent de la chaleur
Que fait donc ici la langue dont la plupart des locuteurs ont disparu.
Que font les mots en quête d’hommes pour les prononcer.
Des mots semblables à sept femmes qui n’auraient pour elles qu’un seul homme,
Elles l’attendent, mortes d’amour.
Je n’ai pas d’autres détails sur Koti, sur ce qu’il advint d’elle.
Sombre reine de beauté qui se tait face à moi.
Inutile d’essayer.
Que feraient à ses yeux ces choses silencieuses.
Vêtue d’une veste trouvée, elle est à présent à mes côtés et souffle dans ses mains.
Dante lui-même, avec tout le respect qui lui est dû, tomberait à ses pieds
S’il savait le peu que je sais maintenant.
L’enfer même, a posteriori, est comme un grand musée silencieux.
Viens, lui dis-je, on va prendre quelque chose,
Tu as certainement faim.
Une neige épaisse, de plus en plus dense, recouvre l’Europe.

ODED PELED

Il va et vient

Il va et vient. Sur les voies
De terre que dessinent les rides de son front, stationnent
Des trains, des wagons de couleur jaune
La fleur des locomotives,
Dans les champs de l’Europe libre.

Il va et vient. A l’ombre,
Entre les yeux de ma mère défilent
Des prairies, ses paupières un chapelet
De montagnes que je porte au cou.
Des îles ensoleillées, lointaines, des ponts
Surplombant des eaux abondantes.

Il passe et repasse
Comme si je n’étais pas encore parti
Comme si j’allais tout de suite revenir.

(Extrait de « Fenêtres, balcon, cour arrière »)

RIVKA MYRIAM

Je défis les boutons de ma robe

Et alors
Je défis les boutons de ma robe
Et enfantai ma fille.
Huit morts dressés en moi, en silence me sollicitèrent,
Et j’enfantai ma fille.
Mon sang était transparent et abondant,
Un léger courant comme une membrane m’enveloppait.
Huit ventres gonflés agonisaient à mes côtés.
Un homme dément et de haute taille courut et cria, courut et cria
Le jour tirait à sa fin, se terminant sans qu’apparaisse la nuit.
Le jour coulait en moi comme un flot de sable,
Huit mort abandonnés fouillaient ma robe.
Et j’enfantai ma fille.

(Extrait de « Un arbre a touché un arbre »)

TANIA HADAR

Que suis-je

Que suis-je, une main fragile dans le vide
Qui palpe des noms sans fin,
Qui vomit ses douleurs, qui fouille
Dans la chevelure d’un enfant, à l’affût

D’un pleur enfantin, au-delà du mur ;
Bouillonnement de vie,
Je veux puiser là mon espoir
Que je tirerai à moi comme un fil écarlate.

Quarante ans de cendres d’Auschwitz nourrissent la terre au soleil
Et les vaches paissent
Dans la quiétude céleste.

Quarante ans qu’une pluie de cendre
Comme une main tendue, verticale s’abat
Dans nos poumons.

LEA EINI

Le rescapé

Mon père se met en communication avec le chiffre incisé à son bras
Et écoute, écoute intensément.
De l’oreille gauche, il n’écoute pas,
Souvenir d’une gifle d’un S.S.
De cette oreille il entend,
Comme atteint de surdité.
Mais son oreille valide, est comme un écouteur
Captant les cauchemars qui lui viennent
De Dora, de Bouna, d’Auschwitz.
Dans les wagons
Mon père hurle une fois par semaine comme pour dire,
Je vais bien
Et ensuite il tourne sa tête sur l’oreiller humide
Et s’endort du côté droit.
Il présente son oreille morte à la lamentation,
A la plainte qui marche sur la pointe des pieds.

Traduction de l’hébreu par Yankel Mandel

Poèmes extraits de Écrits dans la cendre. Anthologie de la poésie hébraïque de l’après-Shoah présentée par Hana Ya’Oz et Moshe Ben-Shaul, Éditions Tirésias, 1997