Je me souviens comment, juste avant l’hiver, le froid et la glace saisissaient déjà la boue du sentier qui semblait se cristalliser comme de la confiture. Et deux automnes de suite, juste avant la première neige, je suis allé sur le sentier imprimer des traces profondes pour les voir se figer sous mes yeux pour tout l’hiver. Et, au printemps, à la fonte des neiges, je retrouvais mes anciennes marques, j’allais marcher dans mes anciens pas, et les vers me venaient de nouveau facilement.
Varlam Chalamov, « Le petit sentier », Récits de la Kolyma
Les Solovki (1923-1939)
Sur la mer froide et lointaine
Il y a des îles
On se bat pour elles
Le diable et Dieu se querellent
Mais ce sont les gens
Comme moi qui perdent leurs poils.Viktor Gueorguevitch Vassilev
Le monastère de l’archipel des Solovki, en mer Blanche, avait été transformé en « Camp à destination spéciale des Solovki » en 1923 : là débute l’histoire du système du Goulag. Déjà en 1918, un détachement de l’Armée rouge s’empara des objets liturgiques, brisa les cloches, scia les croix et fixa une croix rouge au sommet du clocher. Un incendie avait même détruit une partie des bâtiments. Avec l’établissement du camp dans le monastère dans les années 1920 fut détruite la culture orthodoxe : les moines furent chassés ou arrêtés, et les reliques des moins fondateurs exhumées et expédiées au musée de l’Athéisme à Leningrad. Les latrines du camp furent établies sur les autels ; l’église de l’Ascension-du-Seigneur devint le lieu d’exécution des détenus. On déporta principalement aux îles Solovki les intellectuels, les artistes, les scientifiques, les militants et partisans du tsar et des membres du clergé. Le camp fonctionna seize ans et vit passer au moins 840 000 détenus. Des annexes du camp furent rapidement disséminées sur les territoires de l’URSS : en 1930 fut créée la Direction générale des camps, le Goulag [Glavnoe Oupravlenie Laguereï].
En 1974 s’ouvrit le Musée national d’histoire et d’architecture des Solovki qui conserva les vestiges du monastère. Les moines revinrent sur les îles dans les années 1990 et firent revenir les reliques des saints Savvati, Guerman et Zossima.



Le Belomorkanal (1931-1933)
La construction du canal de la mer Blanche fut commanditée par Staline en 1933 alors que le projet n’était pas inscrit dans le premier plan quinquennal. Peut-être voulut-il s’inspirer de l’expédition du tsar Pierre le Grand de la mer Blanche à la Baltique en 1702 qui donna lieu à la construction de la « Route du monarque ». Convaincu de l’importance stratégique de cette voie, Staline engagea un gigantesque chantier qui nécessita le travail d’environ 80 000 détenus : pour mener à bien leur tâche, ils ne disposaient que de moyens très rudimentaires (pelles, pics, hachettes et grues en bois, marteaux-pilons actionnés par la force de leurs bras). Le projet fit l’objet d’une propagande massive. Une centaine d’écrivains et de journalistes aidèrent ainsi à rédiger l’ouvrage Le Canal Staline reliant la mer Blanche à la Baltique, publié en 1936 et qui proclamait le bonheur du stalinisme et du Goulag. Le projet pourtant aboutit à un gigantesque fiasco : malgré un deuxième projet de construction justifié par le manque de profondeur du canal initial, le Belomorkanal n’eut jamais l’importance stratégique que rêvait de lui donner Staline. Pris par les glaces pendant la moitié de l’année, il coûta la vie à des milliers de personnes.


L’expédition de Vaïgatch (1930-1936)
Phénomène à part dans le système du Goulag, l’expédition de Vaïgatch consista en l’envoi d’une centaine de détenus dans la baie de Varnek, sur l’île polaire de Vaïgatch. Il s’agissait pour eux de construire le village de Varnek puis d’exploiter sous la conduite de Fiodor Eïkhmans les gisements de zinc et de plomb. L’enceinte n’était pas encadrée par des barbelés et les détenus bénéficiaient d’une relative liberté en dehors des heures de travail. Ils mangeaient plutôt à leur faim, dormaient dans des baraques chauffées et sympathisaient avec les Nenets, le peuple local. Plutôt explorateur que chef de camp, Eïkhmans œuvra à coloniser le Grand Nord afin d’en exploiter les richesses naturelles. Après son retour à Moscou, marié à la fille d’un détenu et père d’une petite Elvira, il fut arrêté et fusillé en 1938 pendant la Grande Terreur. Les photographies qui nous sont restées de l’expédition ont été conservées par sa fille.


Le théâtre au Goulag
Des enfants maigrichons, sombres, effrayés, avec des petites têtes rasées. Ils écarquillent les yeux sans dire un mot. Dans l’étroit couloir de la baraque qui leur servait de « salle de jeux », on avait fait asseoir une cinquantaine d’enfants devant le rideau du castelet. Nous avons commencé. A l’apparition du chat Petrouchka, ils n’ont pas réagi. Pas un bruit. Mais quand le chien Droujok est apparu au-dessus du rideau et qu’il s’est mis à aboyer, ils ont pris peur. […] Je suis sortie devant le rideau pour leur montrer qu’il s’agissait juste d’une marionnette. Mais rien n’y a fait, ils ont continué à pleurer. Ces enfants élevés dans la « zone » n’avaient jamais vu de chat, de coq ni de vache, et le chien leur faisait penser aux chiens des gardes. Un jour, après avoir vu Le Rossignol, d’après Andersen, un petit garçon de 4 ans s’est approché de moi, il m’a tirée par la robe et m’a dit : « Je t’aime. »
Tamara Tsouloukidzé (arrêtée en 1937, condamnée à dix ans de camp, elle dirigea un théâtre de marionnettes dans le camp du colonel Chemen à Kniaj-Pogost, dans la république de Komis)

Valentin Tokarskaïa était une vedette de music-hall dans les années 1930 à Moscou. Elle fut condamnée à cinq ans de camp pour « collaboration avec l’ennemi » en 1945. Elle joua à Vorkouta pour le Théâtre de musique et d’art dramatique du Vourkoutstroï du NKVD de l’URSS. Elle y rencontra Alekseï Iakovlevitch Kapler, journaliste et scénariste pour le cinéma, qui avait eu une relation avec la fille de Staline. Elle mourut en 1995.
Quand un acteur entrait en scène, il oubliait qu’il était détenu, il était pris par son rôle. Mais les nuits au camp étaient très dures. Les gens résistaient en essayant de penser au théâtre, à leur travail, à la création. Mais la nuit, ils étaient assaillis par la pensée de leur proche, de leur vie brisée.
Que ressent-on quand on joue pour ses bourreaux ? Après tout, le pays tout entier jouait et dansait pour Staline. Avant même leur arrestation, les artistes n’étaient pas libres. Quand ils arrivaient au Goulag, ils continuaient à servir le même système. La seule différence, c’est que celui-ci se manifestait là dans toute sa brutalité. Ils y étaient préparés, prisonniers à l’intérieur d’eux-mêmes. Le Goulag était une forme de matriochka russe, une cage dans une cage.
Le décorateur de notre théâtre du Goulag, un ami proche, Dimitri Jelenkov, travaillait avant son arrestation au célèbre théâtre Marinski de Saint-Pétersbourg. Dimitri savait qu’en tant qu' »ennemi du peuple », il ne pourrait vivre ni à Moscou ni à Leningrad après sa libération et serait condamné à erreur d’une ville de province à l’autre où, de toute façon, il ne trouverait pas de travail même si elles avaient un théâtre, fût-il médiocre. Il en parlait souvent. Il passa huit années au camp, et lorsqu’il ne lui restait plus que quelques mois avant d’être libéré, cet homme talentueux et d’une très grande culture se pendit au Goulag. Effrayé par la perspective de la vie qui l’attendait « en liberté ».
Lazar Veniamovitch Cherychevski
La Kolyma (1931-1955)
Située à l’extrême-orient de l’URSS, la Kolyma était perçue comme un territoire renfermant beaucoup d’or. Hostile à toute vie, fréquemment gelée par – 50 °C, elle condamna des milliers de détenus, obligés de travailler dans les mines, à la mort. C’est Eduard Petrovitch Berzine qui mena jusqu’à son terme l’établissement du plus grand complexe concentrationnaire de la Kolyma et imposa des cadences infernales à ses détenus : d’un mètre cube en 1933, la norme journalière d’extraction de terre aurifère passa de quatre à six mètres cube en 1936. Accusé comme beaucoup de dirigeants d’« espionnage et de sabotage contre-révolutionnaire trotskiste » après ses voyages en Europe, soupçonné de livrer l’or aux Japonais, Berzine fut fusillé le 1er août 1938 à la Loubianka.




La Vorkouta (1931-1956)
La Vorkouta était un des lieux de détention des Polonais antisoviétiques, fidèles au gouvernement polonais de Londres, membres de l’Armée intérieure. Ces Polonais étaient soit fusillés soit condamnés à des peines pouvant aller jusqu’à vingt-cinq ans de camp. La révision de leur peine ne fut entreprise que trois ans après la mort de Staline : certains d’entre eux purent rejoindre la Pologne mais ils durent souvent attendre plusieurs mois avant d’obtenir l’autorisation officielle. De ces mois de liberté beaucoup de photographies furent conservées. Celles de Stanislaw Kialka, qui s’était fabriqué lui-même un appareil photo, sont particulièrement précieuses. Il put photographier la vie au camp au péril de sa vie, et continua à photographier ses compagnons après leur libération, à la Vorkouta, dans le temps qui précédait leur retour en Pologne.



Les premiers arbres ! Des feuilles mortes… Pendant onze ans, je n’avais pas vu d’arbres normaux, juste sous forme d’étais dans la mine, des troncs nus, sans feuillage ni aiguilles, sans branches. Une impression incroyable !
Récit de Olgierd Zarzycki
La Voie morte (1947-1953)
La Voie morte représente le dernier chantier stalinien, la construction de la voie ferrée du Nord, celle que l’on avait d’abord appelé la Grande Magistrale du Nord. Comme le Belomarkanal, le projet s’enlisa faute de concertations : le futur port devant accueillir les navires de tonnage était situé dans le golfe de l’Ob, aux eaux très peu profondes. Les détenus qui étaient déjà là durent passer l’hiver dans des tentes ou des cabanes creusées dans le sol gelé. Le projet se déplaça alors vers l’est, à plus de mille kilomètres, à Igarka. Pour construire la voie ferrée, il fallait traverser une grande partie de la Sibérie à la hauteur du cercle polaire. Les ingénieurs montèrent le projet à la hâte, dessinant les plans au fur et à mesure des travaux. 70 000 détenus travaillèrent au chantier. Celui-ci n’avança pas en raison des conditions climatiques. Là encore une intense propagande cacha l’ampleur de la catastrophe. Le projet fut rapidement suspendu après la mort de Staline.


Tomasz Kizny, Goulag, éd. Acropole – Balland, 2003