Le Sanctuaire de Laurine Roux

Je suis née dans le Sanctuaire.

Pure, me dit Papa. Tu dois le rester.

Ainsi pourrait commencer le décalogue du père de Gemma, la jeune narratrice du Sanctuaire, le splendide deuxième roman de Laurine Roux. Car c’est de pureté qu’il sera souvent question dans ce roman : pureté d’une nature sauvage, désertée par les hommes ; pureté d’une famille préservée des « ténias qui gangrenaient les villes » et du « nombril de ce monde » ; pureté des deux sœurs, si pures qu’elles se dérobent longtemps à leur devenir de jeunes filles.

Gemma nous raconte ses jours dans le Sanctuaire, vaste territoire délimité par le père, d’où les femmes ne doivent jamais sortir. Au-delà pèserait une menace, un virus qui aurait muté, décimé les hommes et qui rendrait les oiseaux contagieux. Depuis cette catastrophe la famille a trouvé refuge sur cette terre montagneuse, inhospitalière, peuplée d’animaux sauvages, bordée par la Dent de Fer et la Ravine aux Mûres. Les deux sœurs sont élevées comme des guerrières d’un autre âge, habituées à tuer et brûler tout oiseau qui volerait au-dessus d’elles, entraînées à de durs exercices physiques par un père survivaliste, avare de paroles, qui souffle le chaud et le froid et préfère sa cadette, Gemma, née au cœur du Sanctuaire. Il semble d’abord appartenir à cette race d’hommes paisibles, éloignés du flux destructeur des villes, être de ces « masses tranquilles », baleines « au[x] corps énorme[s] pourtant capable[s] de briser la coque d’un bateau sous le seul coup de la joie ou de la colère ».

La mère incarne au contraire une douceur extrême et ne cesse de murmurer des mots d’amour à ses filles. Elle est le véritable refuge au cœur de ce sanctuaire sculpté avec fierté par le père :

Des notes d’amande et de reine-des-prés s’échappent de ses cheveux. Elle murmure Mon amour, mon cabri… Les mots planent, enrubannés de songes.

C’est sa présence apaisante qui empêche d’abord le cœur de Gemma de se durcir au contact du père. Par la parole, l’oralité des vieilles conteuses – motif déjà présent dans le précédent roman de Laurine Roux – un monde ancien surgit de la mémoire de Gemma, qui ne l’a pourtant pas connu.

Maman a raison. Un autre monde existe. Dans sa bouche, le passé trouve chair. Le vide derrière la montagne aussi. Je ne connais ni l’huile de cade ni les lotissements, pas plus que le travail des impressionnistes, mais à ses pieds j’éternue à cause du mimosa, mâche ses phrases jusqu’à ce qu’elles emplissent ma gorge de briques, frigos américains, vin blanc et électricité, qu’elles y versent des litres de café et d’air climatisé. Dans les histoires de Maman je peux m’asseoir à la terrasse d’un bar et commander un sirop. Je le bois avec une paille. La cassonade caramélise ma langue.

Le passé est appréhendé par la sensation perdue, par une réminiscence que les mots font magiquement remonter à la bouche et aux narines. Maman semble être une de ces aèdes qu’elle admire le soir à la veillée lorsqu’elle fait la lecture à ses filles de légendes homériques. La nature qui entoure, retient la mère, la nature si âpre, aux crêtes si menaçantes est certes d’une beauté sidérante, minérale, impériale, mais elle enferme la mère dans une vie qui n’est pas vraiment la sienne. Elle se redit des histoires d’antan, peut-être largement fantasmées mais ses récits suffisent à insuffler chez ses filles une envie d’ailleurs, la quête d’autres espaces, le désir de mettre à l’épreuve l’autre récit, celui du père qui revient de ses rapines au-delà du Sanctuaire plein d’histoires macabres. Ce qui se joue dans ce roman c’est aussi la force des mots incantatoires, leur pouvoir sur des enfants qui n’ont jamais pu entendre d’autres histoires. D’une légende à l’autre s’écrivent des vérités contraires, autant de manières de maintenir les enfants sous la coupe du père. Il y a quelque chose de l’ordre du palimpseste dans ces récits concurrents du père et de la mère, dans cette histoire que Gemma semble aussi nous reconter au présent, comme si elle revivait dans l’urgence ces semaines où tout a basculé. La mère était écrivain avant de venir au Sanctuaire, sa fille semble suivre sa trace et faire de son récit une autre peau qu’il faudra réutiliser, retourner, gratter pour espérer survivre :

Avant le Sanctuaire, Maman écrivait des romans. Elle n’a pas vraiment arrêté. Désormais ils ressemblent à tout sauf à des livres. Des bouts d’écorce ou d’emballages que Papa lui rapporte et qu’elle coud comme elle peut. Maman a utilisé toutes les feuilles dénichées dans les bureaux de la mine. C’est sur ce papier qu’elle a rédigé le Manuel d’instruction et le Registre. Son écriture a recouvert les plans, bordereaux, duplicatas, de sorte que notre vie s’hybride à la mémoire des lieux, à la manière de Papa qui a désossé les bureaux pour édifier notre cabane.

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Mais, quelles que soient les histoires que se racontent les hommes, la nature reste le seul créateur, impassible et dévorateur. Elle demeure quand les hommes se déchirent, quand les familles se défont. Elle semble forger l’écriture même de Laurine Roux en convoquant des images empruntées au monde minéral, à la flore, aux flots qui bordent l’entrée du Sanctuaire. Quand le père rit, sa fille entend une « avalanche dans [s]a gorge ». Quand la sœur se vêt d’une robe cousue par la mère, les motifs paraissent avoir colonisé son corps, « l’asphyxiant de tiges qui deviennent serpents, serpents qui se muent en hydres, hydres dont la bouche s’ouvre en corolles affamées à l’endroit du cœur. » Quand la fille doit chasser une proie ou escalader une falaise, elle s’oblige à fusionner avec la nature, à être une pierre. La nature ne fait qu’avaler et recracher les hommes, les métamorphoser en bêtes. C’est ainsi que l’on se figure « le vieux », « l’oiseleur » que rencontre Gemma après qu’elle a blessé un aigle. Il serait ce fantôme disparu dans une mine et jamais retrouvé. Solitaire, brutal, lubrique, il exècre la compagnie des hommes qui tuent les bêtes. C’est cet ermite repoussant, vaguement fou, peut-être devin parlant la langue des oiseaux, qui va sortir Emma de son contact rude avec la nature. Elle éprouvera alors une fascination grandissante pour l’aigle « bille noir et jaune, voile gris » qu’elle a failli mettre à mort. Gemma regarde alors la nature avec des yeux dessillés, des yeux d’enfant délestés de toute candeur. Sa rencontre plus tôt avec une chouette effraie avait déjà semé le trouble dans son esprit : « Je voudrais attaquer l’animal à coups de baisers, de petits baisers forts comme des ventouses. » La robinsonnade de Gemma devient gloire, Gloria !, à une nature immense dont elle ne faisait alors que se méfier.

Il s’agira alors pour la jeune fille de faire de la nature une alliée contre son père, lui qui ne peut pourtant vivre avec ses semblables. Au fil du récit, la nature tend ses rets jusqu’à s’imposer comme le personnage ordonnateur du destin de ces êtres dérisoires. Pour s’échapper à l’emprise du père, Gemma veut « [s]e perdre dans quelque chose de plus grand, un flux sans fin, capable de venir à bout des rocs et des montagnes, une eau qui sache conserver la trace des temps anciens, ère de fougères géantes et de reptiles volants, temps que les glaciers ont gardé intact, preuve que le monde restera monde malgré l’homme et ses cataclysmes, et qu’à l’image des dinosaures nous devrions nous en tenir à cette vérité première : nous ne sommes pas grand-chose sur Terre. »

À mesure que le récit gagne en tension, quand on comprend que, pour l’héroïne, sa sœur et sa mère, « les arbres sont [une] prison », un « asile de verdure » couronné d’un « azur en cuirasse », le paysage affirme sa beauté lumineuse. C’est de lui que viendra le salut :

Hors d’haleine, j’atteins l’orée d’une forêt. Là, face à un large cours d’eau, June se tient immobile. Elle regarde la biche s’effacer de l’autre côté, entre les frênes. Je reprends mon souffle. Le ciel change brutalement de couleur ; les orangés se barbouillent de rouge, s’étalent en immenses taches de sang qui bientôt s’enténèbrent, les noirs et les violets tendent la voûte comme un hématome. Impérieuse, la Dent de Fer nous surplombe. Petite, toute petite, voilà comment je me sens. Mais incroyablement dense.

Le père réplique aux tentatives de rébellion de ces filles par une parodie de puissance, se figurant en nouveau Dieu-Pan, un cerf mort sur les épaules, la tête de ce même animal laissée ensuite pourrissante sur le billot en guise de sinistre avertissement. On devine qu’il faudra parvenir à repousser cette grande ombre de père pour survivre, non pas à la nature, secrète alliée des jeunes filles poussant comme ces lianes folles de la robe de June, mais à la fausse quiétude d’un foyer enclos par des « cachots de lumière ». Il faudra pour cela provoquer une tempête, faire apparaître un éclair « blanc et fin, queue de comète ou d’hermine, […] fantôme de pinceau. » Semblable à cet éclair tranchant et délicat à la fois, l’écriture de Laurine Roux opère sa métamorphose avec la nature, devient cette Thétis échappant définitivement aux assauts de Pélée.

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