Intermède : Le Hollandais volant de Jean Cayrol (1936)

The Flying Dutchman (v. 1896) d'Albert Pinkham Ryder
The Flying Dutchman (v. 1896) d’Albert Pinkham Ryder

Rade ensablée pour les navires légers
que nous lançons dans les plus forts battements du coeur
voudras-tu me parler de ta vague de mai,
de cette île où tant de plumes sont tombées
que les marins n’osaient dormir sous ses arbres neigeux,
de tes voiles pendues comme une gorge morte,
de tes vagues tendant l’échine, de tes marbres
que le vent a soulevés en sables de toutes sortes.

Je veux ce port perdu que j’éveille en moi-même
tout doré par la lumière de cinq heures,
glorieux, de lourds vaisseaux dans la cendre du soir
et des femmes mangeant des fruits sans se hâter.

Ou bien ce port perdu par tant de mers qui passent
(un cadavre luisant fait tort aux voyageurs)
il a de froids bassins aux barques grasses
percées d’herbes, de coquilles, de fleurs
et qu’on trouve si belles pour un départ solitaire.

Ou ce port du déluge où les eaux se retirent
où les poissons boueux sont mangés par les chats
où les ruelles sont pleines d’arbres morts et de navires ;

une flaque d’eau mauve est gardée par les soldats.

Port souterrain pour quel départ vas-tu confier ta rade
un départ d’aube, de célestes manoeuvres
à l’heure où remontent de roses épaves
de fumantes prairies…

ton odeur de sel frais rôde jusqu’à mes greniers
où l’on entend le vent souffler dans une voile,
un parfum fiévreux comme les roses d’une sainte
montant jusqu’à moi d’une monotone marée…

Et voici l’eau battant mon rivage (une écume
roule sur le sable dur)
dessiné par la vague
qui sèche à l’endroit où elle veut mourir ;
c’est tout un océan qui veut monter en moi —
je sens ses courants d’algues, la proie de ses oiseaux,
je vais me délivrer, écluses de ses eaux
et voici la figuration du monde qui commence.

Te voici soulevant la toiture des flots
port lustral attiré par la lune que j’ai créé
toute cette foudre blanche comme mes os
ces branches ont flambé dans mes sommeils marins.

Ah beau port apparu comme un sein qui émerge
(on entend l’eau ruisseler sur ses rades surprises)
mal ancré dans ces fonds que je ne connais pas,
dans ce filet d’écume je me donne comme appât

il reste une molle déchirure jusqu’au matin.

Voici le port et sa chaleur de poitrine
tout revêtu de sa splendeur de ténèbres
une merveille de la Vie Éternelle qui se lève
on sent le lourd battement d’une eau maladroite
les premiers matelots bâillants, et la première prunelle
en extase devant ces horizons si moites.

Réveillez-vous vaisseaux dormants, poissons des dunes
sortilège d’un volet ouvert, hélices d’outre-mer,
toutes narines respirantes, compagnons solitaires
vos poitrines éternelles vont revivre
malgré les branches basses qui pèsent sur vos os…

ce matin pareil au vieux fauve endormi.

Écoutez le mendiant de la ville et du port
et ses doigts jouant la flûte d’ennui ;
ses yeux morts, ses façons de marcher sous la pluie
de cracher sur nos mains qu’un soleil dore

attentifs à semer la peste sous nos pas.

Jean Cayrol, Chacun vient avec son silence. Anthologie, Points Seuil, 2009

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