
Premier roman de Sabine Huynh, La mer et l’enfant s’impose comme une histoire de désamours étrange, déstabilisante, imparfaite dans sa tentative d’entrecroiser plusieurs traumatismes. Construit à la manière de carnets d’écriture, il fait se succéder des fragments d’une existence déchirée, perdue entre l’enfance de la narratrice, Magdalena, sa vie de jeune femme confrontée à une maternité (réelle ou fantasmée ?) qu’elle déteste, par peur d’aimer, et sa survie précaire, trente ans plus tard. Parfois étonnamment prosaïque comme si elle affichait son impuissance, l’écriture est subordonnée au déséquilibre psychique de Magdalena : à ses insuffisances et à son échec à combler un trou dans la mémoire alternent de soudaines inconsciences, déconstruisant la chronologie et amenant le lecteur à douter de ce Magdalena lui confie, à lui mais aussi à ce carnet prénommé Estelle comme l’enfant, et dépositaire d’une parole restée sans écoute.
Le désespoir de cette jeune femme, vieillie trop vite et abandonnée de tous s’accélère dans les dernières journées de lâcher-prise que relate le journal : l’esprit et le corps basculent dans la folie au fil d’une lente et laborieuse remémoration d’une histoire personnelle que ne maîtrisait plus l’héroïne. La mer et l’enfant est un récit percé de trous : l’assassinat de la grand-mère à Chelmno avait longtemps été cachée au père de Magdalena derrière une maladie héréditaire, provoquant un transfert du traumatisme d’une génération à l’autre ainsi qu’une quête désespérée des origines à la manière perecquienne ; la froideur de la mère s’est elle-même transmise à Magdalena incapable de gestes tendres envers son enfant, et cet enfant, comme d’autres petites victimes, n’a alors plus qu’une existence virtuelle, s’efface à la manière de ces vagues qui semblent l’emporter à la fin du livre, lorsque la vérité éclate : « Au loin les vagues naissaient, enflaient, se rapprochaient, s’écrasaient, expiraient. Je voyais leurs langues avides s’étirer pour lécher l’enfant blond assis dans le sable. » L’enfant est ce « petit sphinx » qui juge les adultes selon Primo Levi, il est la conscience coupable qu’il faut taire parce qu’elle trouble la surface et déchire la plus sereine filiation :
Estelle, tu sais ou tu ne sais pas que je ne t’ai jamais confiée à personne, ni à une crèche ni à un nourrice. Je ne voulais pas avoir de comptes à rendre. De toute façon, les crèches étaient des endroits pour les gens normaux, et nous, nous nous démarquions. On me prenait pour une folle et on croyait que tu étais retardée. Tu ne faisais rien comme les autres bébés. La journée, tu te contentais de rester assise dans un coin, bien droite, et tu t’occupais en regardant autour de toi. Tu m’observais en train de t’observer. Tu plongeais dans mes yeux, harponnais mes pensées avec tes pupilles sombres, scrutatrices — celles de ton arrière-grand-mère morte à Chelmno. Ton regard sur moi déshabillait mon âme, mes desseins. Il interrogeait mon existence, alors que je n’avais aucune réponse pour toi. Aspirée par une vacuité assourdissante, je doutais du fait que j’étais encore en vie.
Si l’héritage familial de Magdalena, au prénom trop juif selon elle, et au nom de famille francisé — comme Peretz avait donné Perec — est si lourd à porter, c’est parce qu’il ramène les descendants à des ombres d’engloutis, dont la chair n’est palpable qu’en référence au passé.
Face à un père emmuré dans son silence et à une mère fielleuse et jalouse l’enfant ne peut exister comme corps singulier ni rompre une filiation qui tient lieu de fatum. L’enfant de Magdalena n’existe peut-être que dans ses fantasmes ; elle (car elle ne pouvait être qu’une fille) n’en est pas moins la projection de la propre enfance de sa mère, continuum d’une histoire familiale dévorée par une grande histoire qui la dépasse. Le désespoir de Magdalena, bien des décennies après le drame, se comprend peut-être comme l’effort pour se dessaisir de cette malédiction. En faisant entendre sa voix par l’écriture, elle cherche à reconquérir son histoire intime et à circonscrire ce qui la différencie d’étrangers souvent hostiles, êtres duels comme Ariel / Aurélien et ce vieux voisin à la bouche hurlante, perpétuant le souvenir d’une catastrophe qui espionne le présent. Si la narratrice ne parvient pas à renaître lorsqu’elle bataille avec la mer glacée, « si froide, aussi glacée que le carrelage blanc, inhumaine [qui] [l]’enserrait, [l]’étouffait, tentait de [la] briser », si elle est régulièrement accablée par la douleur, elle n’en redessine pas moins les contours d’une nouvelle identité par l’écriture diariste et le combat avec une locataire décidée à effacer toute trace d’un autre passé, heureux celui-là, avec un peintre, Marco.
Les derniers jours d’écriture du carnet comblent la béance à l’origine de son existence, rapiècent l’immense trou du drame intime. La mer se confond enfin avec la mère, emportant avec elle la voyelle de la disparition, et tout en avalant symboliquement l’enfant elle ouvre à un réveil de soi, en dehors des rumeurs et du respect de la tradition filiale. Magdalena se rapprocherait presque des héroïnes durassiennes, de cette Lol sur laquelle pèsent les racontars, hantée elle aussi par un drame dont l’origine s’est perdue. Bien que blessées par les douleurs et l’abandon, ces deux femmes tirent leur beauté fragile d’une insoumission au réel, du récit de leurs dérives. Journal à l’ossature brisée, tâtonnant dans ses fluctuations stylistiques, La mer et l’enfant dit la dissolution en s’accordant à la houle tantôt impétueuse, tantôt calme comme une berceuse.
Sabine Huynh, La mer et l’enfant, Galaade Éditions, 2013
« …un ‘autre passé, heureux celui- là, avec un peintre, Marco »…:)