1
La canonnade en Bulgarie, intense, gronde,
percute la montagne, hésite, puis s’effondre ;
chaos d’hommes, de bêtes, de pensées, d’attelages,
la route cabrée hennit sous la crinière des nuages.
Mais ton image demeure dans ce grand bousculement,
au fond de moi lumineuse, et stable éternellement,
tel l’ange qui fait silence devant le monde détruit,
l’insecte qui fait le mort au creux de l’arbre pourri.
30 août 1944, dans les montagnes
2
A neuf kilomètres de nous, là-bas,
brûlent maisons et meules ;
des paysans hagards fument leur pipe,
muets, près des éteules.
Ce lac, comme hier, du pied, la bergère
agite ses flots
son troupeau frisé lape les nuages
penché dessus l’eau.
Cservenka, 6 octobre 1944
3
Du mufle des boeufs coulent sang et bave,
tous les prisonniers urinent du sang,
nous piétinons là, fétides et fous,
et souffle la mort au-dessus de nous.
Mohács, 24 octobre 1944
4
Je suis tombé près de lui. Comme une corde qui saute,
son corps, roide, s’est retourné.
La nuque, à bout portant… Et toi comme les autres,
pensais-je, il te suffit d’attendre sans bouger.
La mort, de notre attente, est la rose vermeille.
Der springt noch auf[1], aboyait-on là-haut.
De la boue et du sang séchaient sur mon oreille.
Szentkirályszabadja, 31 octobre 1944
Miklós Radnóti, Ciel écumeux in Marche forcée, Oeuvres 1930-1944, anthologie composée et traduite par Jean-Luc Moreau, Phébus, 2000
[1] « il remue encore », littéralement « sauter, bondir » comme si le corps, dans ses derniers soubresauts, était pour les soldats allemands un pantin maladroit.
Paru à Budapest en 1946, Ciel écumeux contient de nombreux poèmes écrits en août-septembre 1944 au camp de Heidenau, où était retenu Radnóti. Les derniers poèmes de Radnóti seront retrouvés cousus dans les poches de son imperméable après la découverte d’un charnier au printemps 1946 dans le village hongrois d’Abda : épuisé par une marche forcée qui dura trois mois, le poète avait été abattu d’une balle dans la nuque le 9 novembre 1944.