Intermède : Terre rouge de Daniel Varoujan (1884-1915)

Fontaine de vie (v. 1000-1100)
Fontaine de vie (v. 1000-1100)

J’ai là, sur ma table, dans une coupe,
un peu de terre d’Arménie.
L’ami qui m’en a fait cadeau croyait
m’offrir son coeur — bien loin de se douter
qu’il me donnait en même temps celui
de ses aïeux.
Je n’en puis détacher mes yeux
— comme s’ils y prenaient racine…
Terre rouge. Je m’interroge :
d’où tient-elle cette rougeur ?
Mais s’abreuvant tout ensemble de vie
et de soleil, épongeant toutes les blessures,
pouvait-elle ne pas rougir ?
Couleur de sang, me dis-je,
terre rouge, bien sûr, car elle est arménienne !
Peut-être y frémissent encore des vestiges
de brasiers millénaires,
les fulgurances des sabots
qui naguère couvrirent d’ardente poussière
les armées d’Arménie…
Y subsiste peut-être un peu de la semence
qui me donna la vie, un reflet de l’aurore
à laquelle je dois ce regard sombre,
ce coeur que hante un feu surgi
des sources mêmes de l’Euphrate,
ce coeur couvrant l’amour non moins que la révolte…
Y scintillent peut-être
quelques paillettes, quelques bribes
de notre livre d’or : un atome de Haïk,
une particule d’Aram, un éclat chu
de l’oeil cosmique d’Anania…
Oui, devant moi, sur ma table, emplissant
à peine une coupe, cette poignée de terre
pourpre résume tout un peuple,
un pays mémorable aujourd’hui revêtu
d’une éclatante chrysalide ;
oui, par le truchement de ce corps minuscule
un pays tout entier me parle, m’interpelle
— comme les astres qui fécondent
les bleus labours de l’infini,
sa poussière de feu illumine mon âme …
Tressaille alors la lyre
de mon impatience et mon désert
soudain verdoie comme sous les caresses
d’un souffle printanier ;
des visages meurtris traversent ma mémoire,
des bouches vengeresses – mon coeur est la proie
de griffes inconnues …
Cette poignée de terre, cet amas de poudre,
je le conserve avec bien plus d’amour
que n’en aurait après la mort mon âme
en recueillant les cendres de mon corps
dispersées par le vent …
Terre rouge, exilée – héritage, relique,
offrande, talisman – alors
même que sous ma plume un poème
est en train de naître, souvent je pleure
à la vue de cet infime lambeau
d’Arménie, je rugis — me rivant l’âme
dans le creux de la main,
j’arme mon poing !

Vahé Godel, La poésie arménienne du Ve siècle à nos jours. Anthologie, La Différence, 2006, p. 154-155

Après des études à l’étranger (Venise, Gand), Daniel Varoujan (Tcheboukkiarian de son vrai nom) devient instituteur puis dirige l’École Saint-Grégoire l’Illuminateur d’Istanbul. Il fonde en 1914 un cercle littéraire et une revue, Mehian, d’inspiration préchrétienne et païenne. Il est assassiné en août 1915 avec d’autres intellectuels par les génocidaires turcs, « attaché à un arbre, mutilé de part en part, et ses restes furent jetés aux chiens errants. Depuis Euripide, jamais à notre connaissance, poète n’avait connu une fin aussi effrayante, sinon celui dont la religion de son peuple se réclamait. Il est difficile de ne pas y penser. Le poète avait trente et un ans. » (Luc-André Marcel, poète et traducteur de l’arménien)

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