Magma de Lionel-Édouard Martin

Gustav Klimt, Le Baiser
Gustav Klimt, Le Baiser

Magma, « poème symphonique » de Lionel-Édouard Martin, impose une lecture heurtée et boiteuse, pleine de cahots, comme l’est le trajet en train vers Poitiers du narrateur de sa propre infortune. Martin, « un peu » et surtout poète, comme l’est son personnage bourlingueur, son double déformé, sait ce qu’une syntaxe heurtée mais aussi coulante, fondue dans les pulsations cardiaques, dit de « la forme mise en œuvre ». Ce court récit est tout autant l’histoire d’une trahison de la femme aimée que le lent accordement d’un sujet à son corps, séparé d’un autre par la distance et la rupture (temporaire) ainsi qu’à son sang, devenu coulée de mots et ponctuation inédite. Tandis que les autres récits de Martin, Anaïs ou les Gravières par exemple, s’appuyaient sur les choses vues, métamorphosées en chemin de l’écriture, en image du deuil (la jeune Anaïs en rappelait une autre, plus fantomatique), Magma au contraire décide dès son titre d’insister sur le recentrement autour de l’intime.

Le narrateur, qui se dit par un « tu » à la manière plus relâchée d’un Butor — de La Modification à Magma se dit peu ou prou la même histoire, vieille comme le monde —, est moins dans la contemplation de sa petite ville natale que dans l’écoute angoissée des mots contenus dans sa mémoire et dans cette valise, réelle, quand elle est bagage, ou imaginaire, quand elle ressemble au boulet que le forçat traîne derrière lui. Paysage couleur de l’âme, comme il est dit quelque part, le cadre poitevin, le long de la Gartempe dit le retour nécessaire de chaque homme à ses racines. Après l’histoire d’amour vécue en de nombreuses villes, escales toujours frustrantes pour un amour que l’on imagine clandestin, vient le dur retour sur soi, c’est-à-dire à ce que l’être doit à ses morts, que le « tu » visite sur leurs tombes. Bien que le texte laisse comprendre que le narrateur pardonne à la femme aimée, ou plutôt, accepte de repartager avec elle une chambre d’échos, le temps de la rupture, temps de l’incertitude, apparaît comme un recentrement nécessaire : il vient rompre la régularité d’une histoire toujours sur le point de lasser — de l’aveu de la femme, l’anonyme (« elle ») blonde, libertine en sa jeunesse. Le train semble alors figurer le douloureux retour sur soi et annoncer une nouvelle rythmique, solitaire celle-là.

C’est l’incessant mouvement d’une voix à une autre, d’un corps à un autre, d’une rythmique à une autre qui justifie la très forte empreinte charnelle, érotique, du texte, qui étonne au début par le sentiment d’effraction qu’il produit chez la lectrice que je suis — moins en raison de détails que par l’extrême liaison des « corps noués » par l’amour, se répondant par la parole mutine, les râles et les fluides bus par « l’homme ivre d’<elle>». C’est que la complicité extrême jusqu’à la magnétisation des corps, jusqu’à ces jeux de mots complétés par l’autre gênera toujours plus que l’énoncé précis de scènes d’amour attendues.

Magma est donc éboulis de mots, mâchés puis recrachés, retenus jusqu’à serrer la gorge et refuser à la panse toute nourriture autre que verbale. La disposition même du texte suggère une lente digestion, celle d’une trahison qui ne passe pas : les phrases tantôt se figent en courtes proses, « orgues basaltiques », tantôt se délient et s’amoncellent, sèches et ressassantes, les unes à la suite des autres, comme un chapelet. Car du Christ il est aussi question dans Magma : non pas Christ magnifié mais Christ déchu, déjà pourrissant, à la Mantegna, vidé de surcroît de sa qualité de fils de Dieu car le Judas est une femme — mais la trahison à hauteur d’homme n’en est que plus douloureuse pour celui qui se trouve privé de toute transcendance. L’amant délaissé pour un autre est blessé dans son orgueil ; et il y a un peu d’ironie dans l’évocation de sa jalousie presque excessive — il se félicite d’être le dernier et le seul amant d’une longue liste de prétendants et réclame force détails des performances des amants passés pour se rassurer sur les siennes propres. Mais la douleur forcément narcissique dans ces situations est magnifiée par l’offrande que le « tu » fait de son cœur à « elle ». Réécriture des sacrifices aztèques, le cœur est ce magma bouillonnant, rendu plus palpitant par l’intensité de la blessure, offert au soleil, qui est blondeur de la femme « galactique ». L’amour semble don entier de soi, sacrifice et même crucifixion d’un homme aux membres, nerfs et veines reliés à l’absente. Je repense ici au chant de Musset rendant hommage au Pélican se sacrifiant, tel le Christ, pour ses enfants et, plus largement, pour une communauté tout entière lorsque « le sang coule à longs flots de sa poitrine ouverte ».

Tragédie réduite à une déchirure intime, l’histoire que raconte Martin tente de raccorder deux mécaniques désaccordées, deux pulsations un temps non conjointes et de redessiner une autre syntaxe du cœur à partir d’une trahison pardonnée. Le sacrifice de soi à l’autre, la femme toujours inaccessible malgré les caresses, cherche à confondre deux êtres que l’écart avait séparés. La résurrection, qui remplace enfin la crucifixion du « tu », apparaît alors comme un miracle, la réconciliation s’apparentant à une épiphanie à la faveur de quelques mots apparus sur un écran. La lumière n’est plus artificielle ni fade, mais elle redevient solaire car l’homme est parvenu à la fin de son calvaire. De calvaire il était déjà question, on s’en souvient, dans La vieille au buisson de roses avec le Marquis de Cruid ahanant dans un village escarpé, peut-être le même que celui du « tu » car « Toutes les villes se ressemblent, grandes, moyennes, petites, sommées de jours ensoleillés, pluvieux – le soleil luit partout, partout la pluie tombe –, sommées de nuits avec ou sans étoiles, toutes les villes se ressemblent, oui, de plaine ou de montagne, construites à l’aplomb du magma qui palpite, profond, dans le coeur de la terre ».

La résolution de l’intrigue — si intrigue il y a autre qu’en son sens de liaison amoureuse — semble certes trop rapide, trop inattendue si l’on ne saisit pas toutes les résonances spirituelles, le miracle surgissant toujours du plus profond désespoir, lorsque l’homme fume cigarette après cigarette, attendant de rejoindre ses morts. Mais ce sont les morts qui attendront car le « Poème de l’amour et de l’amer », et non le « poème de l’amour et de la mort », a su rabibocher les corps siamois, l’amour à deux dos, les Janus souffletés. Je dis « poème » car tout autant que la rencontre née d’une correspondance entre une lectrice et l’écrivain, le rabibochage se fait par une lettre d’amour à « elle ». Lettre d’amour dans la grande tradition lyrique, car « les plus désespérés sont les chants les plus beaux », elle rappelle dans un style un peu précieux (par imitation de l’écriture plus affectée de l’amante ?) combien la vie est impossible sans moitié(e) : « je t’aime à ne vouloir vivre, et à ne le pouvoir, que dans l’espace délimité par ta présence. » Le cri du délaissé, semblant s’inscrire dans le recueil des Héroïdes, tire sa force de son excès, de son intransigeance — puisque l’amour ne peut être tiède. Parti du vide laissé par la voix évanouie, le « tu » rejoue une catabase profane par laquelle l’amour s’éprouve dans une mémoire-miroir (le corps aimant aussi à se contempler dans la réfraction), les souvenirs arbitraires déterminant un rythme entêtant, entêté même, lorsque la composition du texte, toute musicale, est faite de redites et de variantes. Martin n’est pas loin de poursuivre l’antienne de Verlaine, « Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant », le cher Paul accompagnant lui aussi la rythmique du récit. Par un effet de boucle, la fin du texte en revient ainsi à la luminosité étrange du début, à ce cœur-magma palpitant, vivant jusqu’à l’explosion de lumière, vibrant encore des sensations laissées par l’amour. C’est bien pourquoi le « tu », soulagé d’avoir pu raccorder les voix dissonantes, peut sortir de la bouche de l’enfer, métro sale et sombre, et oser affronter la pleine lumière de Montparnasse et cette tour dont il n’osait plus voir le sommet.

Rarement un texte, me semble-t-il, n’avait aussi magnifiquement relié l’écho antique, substrat classique de l’amour par la référence aux élégies heurtées et érotiques d’un Catulle, récitées par le « nous » et retraduites par Martin, à une modernité réduite bien souvent aujourd’hui à une solitude écrasant toute croyance en une lumière autre qu’artificielle. Si au commencement de Magma était le rythme, comme nous le rappelle si justement l’auteur, au commencement d’un amour qui sait l’effort est le Verbe, c’est-à-dire la Chair à pétrir et mouler en un seul corps, en un seul cœur-magma devenu poème, aussi dense que la lave statufiée après l’éruption.

Lionel-Édouard Martin, Magma, publie.net, 2012. Le livre numérique peut être téléchargé à l’adresse suivante : http://www.publie.net/fr/ebook/9782814596702/magma Une version papier (publie.papier) sera disponible à la demande très prochainement : http://www.publiepapier.fr/contemporain-textes/article/lionel-edouard-martin-magma

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