Acqua alta de Joseph Brodsky

Nebbia (Galerie Bordas, Venise)
Nebbia (Galerie Bordas, Venise)

‘O plunge your hands in water,
Plunge them in up to the wrist;
Stare, stare in the basin
And wonder what you’ve missed.’

W. H. Auden, ‘As I walk out one evening’

Carnet de voyage et d’essais tout autant que prose poétique, Acqua alta, expression désignant le pic de marée allant jusqu’à inonder périodiquement Venise en hiver, est déterminé par le regard d’un voyageur, Brodsky, à jamais étranger à la ville. Au sortir de sa toute première nuit à Venise, il constate que « je ne posséderais jamais cette ville ; mais jamais non plus je n’en avais eu l’ambition. » L’écriture, fragmentée — certains diraient trop rapidement confuse — et nécessairement déceptive par ce qu’elle laisse d’inachevé et d’inaccessible, suit le regard du poète, son œil dont il est dit qu’il est l’organe le plus externe au corps car le plus soumis à l’objet regardé. Je repense au très beau Voyage en Arménie d’un autre poète russe, Ossip Mandelstam, devenu lui aussi dissident par son courage de chaman. Il disait déjà combien le regard conditionne, bien plus que l’intellect, l’écriture poétique : « Là, je tendis ma vue et plongeai mes yeux dans la large coupe de la mer pour me laver de leur poussière et de leurs larmes. J’ai tendu le regard, comme un gant glacial à enfiler sur son embauchoir, l’ai tendu sur le coin bleu de la mer… »

Mais la prose de Mandelstam s’écrivait comme un carnet impressionniste plus condensé et elliptique que celui de Brodsky : Acqua alta s’apparente à un essai intensément mouvant, en train d’être composé et médité par les observations successives du poète. Si l’écriture de Brosky est moins pétrie d’images, en un sens plus libre de suivre les ressacs de l’eau limoneuse de Venise, elle se nourrit tout autant de perceptions nées des rêves et d’un imaginaire personnel. Ville de légendes, arpentée par une foule de voyageurs et d’artistes (du narrateur proustien à Gustav von Aschenbach chez Thomas Mann en passant par l’amoureuse George Sand s’adressant à Musset), Venise est chargée d’une lourde tradition qui tour à tour fascine et répugne le poète. C’est l’oeil, encore une fois, qui captera la faux faste de la ville, son toc qu’exploitent des étrangers suspects et peu attentifs au doux trouble de Venise, à la nebbia (le brouillard local) qui la plonge dans une atmosphère crépusculaire loin des souvenirs de cartes postales écrites l’été. Car Brodsky, « homme du Nord », comme il le rappelle souvent, préfère la Venise d’hiver, celle qui renferme encore plus en elle son secret. Brodsky visite ainsi un soir un palazzo labyrinthique et son sous-sol, vaste enfilade de pièces interminables rappelant la bibliothèque de Babel borgésienne. La description du mobilier, du reste assez réduit, importe moins que l’impression de cauchemar mais surtout de mystère qui enclot le palace. L’eau semble s’engouffrer partout, infiltrer les murs, s’étendre jusqu’à ne plus se retirer des sols, et déterminer entièrement le regard : désormais, tout édifice vénitien sera perçu comme la continuation de la lagune. Chaque élément de la ville, propriété des eaux vénitiennes, devient mystère renouvelé et objet de rêverie, comme l’écrivait déjà Gaston Bachelard. La visite de chaque recoin de Venise sera exploration marine, chasse aux trésors : « la sensation était celle d’un voyage sous-marin — nous étions comme un banc de poissons traversant l’épave d’un galion chargé de trésors, sans oser ouvrir la bouche de peur que l’eau ne s’y engouffre. » Perdu dans un palace labyrinthique, miniature d’une ville engloutie d’année en année par les eaux, le poète doit reconfigurer son regard, reconnaître une autre logique initiée par l’élément aqueux. C’est par l’eau, en effet, que le poète voit désormais :

J’avais le sentiment d’avancer non pas dans une perspective habituelle mais dans une spirale horizontale où les lois de l’optique étaient abolies. Chaque pièce vous faisait disparaître un peu plus, marquait un degré dans votre inexistence.

Loin pourtant de céder à la langueur décadente donc morbide d’Aschenbach, attitude qu’il raille plus qu’il n’imite, Brodsky se laisse littéralement emporter par un autre rapport au temps, devenu synonyme de l’eau (les deux termes formant parfois dans le texte un mot composé). Alliant le mythique à l’aqueux, le poète resacralise Venise, la pare de nouveau de ce qu’elle avait perdu d’illustre en cédant aux injonctions touristiques:

L’atmosphère de tout cela était mythologique, cyclopéenne pour être précis : j’étais entré dans cet infini que j’avais contemplé sur les marches de la stazione et voilà que je passais au milieu de ses habitants, devant une troupe de cyclopes reposant dans l’eau noire et qui, de temps à autre, se dressaient et soulevaient une paupière.

L’écriture, nouvel oeil du poète, est dessillante en ce qu’elle se superpose à une première vision, paresseuse, séduite par le paraître de Venise, « comme si l’œil soupçonnait tous ces objets d’être de la même étoffe que les perspectives au-dehors et refusait de croire les étiquettes. Et si l’on y réfléchit, l’œil n’a pas tellement tort, ne serait-ce que parce que le but de toute chose ici est d’être vue. » Certes, les sirènes sont aguichantes mais les couleurs dont elles se parent sont vite défraîchis. Reste à voir — et c’est ce que Brodsky pressent — les vraies couleurs de Venise, ses couleurs qui la font rejoindre l’imaginaire du rêve. Venise est « concentration d’une telle beauté de rêve. […] En tout cas certaines esquisses, certains bleus — un terme particulièrement approprié dans cette ville ! — y puisent certainement leur source, car il n’y a rien dans la réalité à quoi on puisse les rattacher. »

Si le récit de Brodsky se termine par un passage obligé, la promenade en gondole, il ravive paradoxalement le mythe en le déconstruisant. Il n’y a que les plus fortunés ou les plus âgés qui puissent emprunter la gondole. Les Vénitiens, eux, la boudent, comme si cette ville « chef-d’œuvre », sommet de la beauté selon Brodsky, ne leur appartenait plus, comme si l’eau qui l’enveloppait ne leur était qu’utilité, moyen de locomotion, et non prétexte à la contemplation. En associant la promenade en gondole à une description de l’acqua alta, Brodsky achève de dresser le portrait d’un monde arrêté, d’une ville éternelle  où sol et eaux se confondent, où l’eau pose son empreinte sur chaque patine de la ville. A rebours d’une vision romantique, « la lente avancée du bateau à travers la nuit était comme le passage d’une pensée cohérente à travers le subconscient » : non pas surimpression d’un imaginaire collectif faussé sur une ville légendaire mais investissement de chaque courant, de chaque flux dans les fibres de la perception.

Aussi, l’épaisseur du mystère ne prête pas à un lyrisme par lequel la lagune serait, comme on dit, miroir de l’âme. Au contraire, les voyages faits par Brodsky à Venise depuis dix-sept ans lui ont permis de décentrer son regard et de réaffirmer peut-être sa position de poète apatride, à la bouche enflée de langues étrangères mais incapable de les parler sans un accent qui le trahit. Toutes les sensations et perceptions ramassées par le poète lui sont presque de trop : lui manquent la qualité d’autochtone, le parler d’un Vénitien qui se coulerait dans l’onde marine. Ainsi se comprennent, me semble-t-il, l’humour sous-jacent au récit, la plume toujours un peu ironique qui risque à certains endroits de briser le rêve, de révéler tout le ridicule de l’attirance qu’éprouve le russe Brodsky pour Venise. Le poète joue avec les clichés associés à Venise et à l’Italien, des très belles femmes aux noms évocateurs aux « frères arméniens roux » venus les enlever en passant par lui-même, éternel lourdaud. Il joue, assume puis  distord ces clichés pour désintégrer quelques pages plus loin tout propos sérieux, le rendre superficiel, en révéler la vanité. Car l’eau reste fuyante et le propos ne peut être qu’échec à la ressaisir.

Du mystère de Venise il ne reste que ces lagunes ouvertes à toutes les correspondances, propices aux épiphanies, et même à cette union entre les mots chéris durant l’enfance et une odeur venue de Russie et reconnue le long des canaux de la ville :

C’était une nuit de vent, et avant même que ma rétine ait enregistré quoi que ce soit, je fus submergé par une sensation de bonheur total : mes narines étaient frappées de ce qui en a toujours été pour moi le synonyme, l’odeur des algues glacées. Pour certains, c’est l’herbe fraîchement coupée ou le foin ; pour d’autres les senteurs de Noël : aiguilles de pin et mandarines. Pour moi, ce sont les algues glacées — en partie à cause de la sonorité de l’expression elle-même, quasiment une onomatopée (en russe, algues est un mot superbe, vodorosli), en partie à cause de la vague incongruité et du drame subaquatique caché que suggère cette notion. Il est des éléments dans lesquels on se reconnaît ; à l’époque où je respirais cette odeur sur les marches de la stazione, cela faisait beau temps que drames cachés et incongruités étaient devenus mon fort.

Désespérant à dire autre chose que ce à quoi la ville pourrait faire penser, Brodsky entretient dès lors avec les lieux vénitiens une relation quasi érotique, faite de suggestions et de caresses qui n’amèneront jamais à la vérité tant recherchée.

S’il y a quelque chose d’érotique dans la réalisation en marbre de ces esquisses, c’est la sensation que procure l’œil qui court sur l’une d’elles — sensation analogue à celle de l’extrémité des doigts touchant pour la première fois la poitrine de votre bien-aimée ou, mieux, son épaule.

Et plus loin, décrivant la fameuse promenade en gondole, le poète dit à peine ce que ses yeux perçoivent des alentours ; il se concentre plutôt sur le mouvement imprimé par l’embarcation sur l’eau. Acqua alta est alors moins un texte sur Venise que sur une eau berceuse, voluptueuse, presque câline :

C’était une nuit de lune, calme et froide. […] Nous zigzaguions en fendant l’eau comme une anguille à travers la ville silencieuse suspendue au-dessus de nos têtes, caverneuse et vide, semblable en cette heure tardive à un immense récif de corail vaguement rectangulaire ou à une succession de grottes inhabitées. […] A présent nous glissions dans la lagune en direction de l’île des morts, de San Michele. La lune, extraordinairement haut perchée, comme un si dièse aigu traversé par la barre d’un nuage, était pour l’eau hors de portée, et le glissement de la gondole aussi n’était que silence. En fait il y avait quelque chose d’éminemment érotique dans l’avancée de son corps souple dans l’eau, sans un bruit et sans une trace : c’était comme de passer la paume le long de la peau douce de sa bien-aimée. Érotique, parce que c’était sans conséquence, parce que la peau était infinie et presque immobile, parce que la caresse était abstraite.

Toujours emportée par le flux des eaux, l’écriture cède à l’imprécision, à l’évocation toujours vague de ce qui caractérisait la beauté si spéciale de Venise. Elle est désarroi et débâcle, dissolution dans l’imperfection de tout vocable car « se retrouver à la dérive est, au sens propre, chose parfaitement naturelle ici, que c’est la rançon de l’eau. » Son récit est « flot d’eau limoneuse « au mauvais moment de l’année ». Par moments elle est bleue, par moments grise ou brune ; toujours elle est froide, et jamais potable. Si j’ai entrepris de la filtrer, c’est qu’elle contient bien des réflexions dont la mienne. » Malgré son échec à retenir l’eau qui pénètre dans les anfractuosités de la ville, Brodksy  suggère toute la puissance de ces vagues qui initieront les prochains voyages, réels ou imaginaires, dans l’espace de l’écriture :

L’eau remet en question le principe d’horizontalité, surtout la nuit, quand sa surface ressemble à une chaussée. Si solide que soit son substitut — le pont du bateau — sous le pied, sur l’eau vous êtes comme plus en éveil qu’à terre, vos facultés sont sur le qui-vive. […] A la réflexion, ce qui aiguise l’esprit lorsqu’on voyage sur l’eau est peut-être réellement une sorte de souvenir lointain, indirect, de nos bons vieux Cordés.

Faites des flux et reflux de la lagune, des marées menaçant de rompre les fragiles assises de la ville, les eaux vénitiennes font voyager l’esprit du poète entre passé et avenir, réservant au temps présent l’acuité du regard, intensifiée durant l’hiver :

L’hiver est néanmoins une saison abstraite : pauvre en couleurs, même en Italie, et très bonne pour ce qui est d’imposer les lois du froid et de la brièveté du jour. Tout cela amène l’œil à se tourner vers le monde extérieur avec une intensité supérieure à celle de l’ampoule électrique qui vous permet, le soir venu, de voir vos propres traits. Si la saison ne calme pas nécessairement vos nerfs, elle les subordonne en tout cas à vos instincts ; aux basses températures la beauté est la beauté.

De beauté il est en effet toujours question dans ce récit allusif. Le mot est prononcé d’un bout à l’autre du texte mais n’est jamais clairement explicité: il suffirait de contempler la ville pour en saisir la beauté et être soi-même empli de beauté par un curieux effet d’inspiration, la ville et le voyageur respirant le même air saumâtre. Le surplus de beauté que renferme Venise s’expliquerait par une bataille engagée entre le lieu et le temps, le premier étant le seul à pouvoir terrasser le second par ce qu’il laisse de beauté sur l’intemporel — cette eau-temps qui finira peut-être par engloutir la Venise-Atlantide :

Voici comment et, dans mon cas, pourquoi, mes yeux s’attachent à cette ville. Il n’y a rien de freudien dans ce caprice, ni de spécifiquement Cordé, encore qu’un lien, que ce soit celui de l’évolution — si ce n’est l’atavisme pur et simple — ou de l’autobiographie, pourrait sûrement être établi entre le dessin laissé par une vague sur le sable et son examen par un descendant de l’ichtyosaure, monstre lui-même. La dentelle verticale des façades vénitiennes est la meilleure trace que le temps-alias-l’eau ait laissée où que ce soit sur la terre ferme. Bien plus, il y a indéniablement une correspondance — si ce n’est un lien direct — entre la nature rectangulaire des présentoirs de dentelle — c’est-à-dire les édifices d’ici — et l’anarchie des eaux qui rejettent la notion de forme. Comme si l’espace, conscient ici plus qu’en tout autre lieu de son infériorité face au temps, lui répondait par la seule propriété dont le temps soit dépourvu ; la beauté. Et c’est pourquoi l’eau s’empare de cette réponse, la triture en tous sens la fouette et la déchiquette, mais à la fin l’entraîne presque intacte jusque dans l’Adriatique.

Acqua alta se présente alors comme l’effort pour redonner forme, c’est-à-dire beauté, à ce temps anarchique qui emporte tout. La forme naîtra du regard acéré du poète, attaché à faire se rejoindre le terrestre et l’aqueux malgré les culs-de-sac dessinant la géographie de Venise : « Sur la carte cette ville ressemble à deux poissons grillés sur une même assiette, ou peut-être à deux pinces de homard presque imbriquées (Pasternak la comparait à un croissant gonflé) mais il n’y a pas de nord, de sud, d’est ou d’ouest ; sa seule direction est transversale. Elle vous entoure comme une algue glacée, et plus vous mettrez d’élan et d’impatience à chercher vos repères, plus vous vous perdrez. »

La ville dans laquelle le poète ne cesse de se perdre, celle qui le rend à chaque voyage de plus en plus étranger à elle, est aussi la Venise qui grave dans la pupille le souvenir de sa beauté fuyante. Entre temps mythique et actualité, elle laisse au flâneur le sentiment qu’elle « est le grand amour de l’œil » Ajoutant à l’humour du récit la tonalité, si pas mélancolique, du moins nostalgique, Venise est semblable au poète W. H. Auden dont l’ami Stephen Spender disait, selon Brodsky, qu’il « continuait à rire mais une larme glissait sur sa joue ». Écrit dans l’après du voyage et dans l’attente du suivant, Acqua alta hésite entre la joie éprouvée devant la beauté et la tristesse de ne pouvoir faire sienne la ville, de devoir la quitter, « la larme [étant] l’anticipation par l’œil de l’avenir qui l’attend. »

Joseph Brodsky, Acqua alta [Watermark, 1992], trad. B. Coeuré et V. Schiltz, Arcades Gallimard, 1992

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